Le Centre européen de recherche nucléaire (CERN) connu pour son LHC, le plus grand accélérateur de particules au monde, anneau de 27 km de circonférence sur la frontière franco-suisse, a dans les tuyaux un futur collisionneur encore bien plus gigantesque, le FCC. Or en Haute-Savoie, comme un peu partout sur le territoire, tous les projets plus ou moins grands qui ont un impact sur l’environnement sont désormais passés au crible et surveillés de près. A l’heure de l’urgence climatique absolue, détruire encore du vivant pour des projets industriels, touristiques, commerciaux… est contesté par de plus en plus de monde. Mais qu’en est-il pour un projet relevant de la science et de la recherche fondamentale ?
La salle du huitième étage du Novotel d’Annemasse est pleine à craquer ce mercredi 4 octobre dès 19h30 à l’appel de Noé 21[1], une ONG genevoise fondée en 2003 et spécialisée dans la transition énergétique. Objet du débat qui réunit des expert.es et des élu.es en provenance des deux côtés de la frontière ? Le FCC[2], pour « futur collisionneur circulaire », porté par le Centre européen de recherche nucléaire (CERN) et prévu à l’horizon 2040.
Un projet pharaonique
Ce projet du CERN, gigantesque sur le papier, consiste à imaginer un tunnel géant de 92 km qui viendrait passer sous Genève et les départements de l’Ain et de la Haute Savoie, enfoui à 240 mètres sous terre, et dont le diamètre de forage atteindrait 6,5 m. Ce qu’explique en premier lieu avec force détails et pédagogie Jean-Bernard Billeter, ingénieur suisse et membre de Noé 21[3]. Le FCC, encore au stade de projet, doit être validé par le CERN en 2028 et voir ses premiers travaux démarrés en 2030. Or s’il est lancé, cela représentera le plus grand chantier d’Europe et sans doute du monde, dont les deux tiers concernent la Haute-Savoie. Des travaux qui s’étaleraient sur au moins huit ans, avec de très nombreuses incertitudes sur les caractéristiques géologiques des sols concernés, des déplacements quotidiens de centaines de poids lourds et de milliers d’ouvriers et surtout des montagnes de matériaux d’extraction. Les déblais issus du chantier représenteraient d’après l’ingénieur « deux fois le volume des grandes pyramides » de Gyzeh. Ce qui représente également « l’équivalent de deux années de déchets de BTP de la Haute-Savoie, qui accueille déjà les déchets de la Suisse », comme le souligne ensuite la conseillère régionale d’Auvergne-Rhône-Alpes Fabienne Grébert[4].
Quant à la consommation électrique envisagée, de même que l’ensemble des gaz à effet de serre qu’entraînera ce projet de FCC, les chiffres sont également énormes : alors que l’actuel grand collisionneur de hadrons (LHC) du CERN consomme déjà en électricité l’équivalent de presque la moitié du canton de Genève, avec 400 TWh envisagés à l’horizon 2050, le FCC viendrait tripler cette consommation, pour une empreinte globale estimée à 90 millions de tonnes de CO2.
Au nom de la science
Oui mais « quand on aime on ne compte pas ». Et il s’agit là non d’un vulgaire projet immobilier, touristique ou sportif à vocation commerciale, comme un vélodrome à La Roche-sur-Foron[5], mais d’un projet scientifique, de recherche fondamentale en physique des particules. Un projet qui permettra de mieux décrypter l’ensemble des mystères de l’univers, boson de Higgs et autre matière noire, avec des applications concrètes difficilement contestables. Les recherches du CERN et de son actuel accélérateur de particules servent déjà en de nombreux domaines, en astrophysique bien sûr mais également dans la recherche contre le cancer par exemple. Les scientifiques du CERN effectuant de la recherche fondamentale sont censés être totalement désintéressés.
Néanmoins tout projet du CERN serait-il « intouchable », comme se pose plus tard dans la soirée Delphine Klopfenstein[6], conseillère nationale et présidente des Verts genevois ? Pour cette dernière il s’agit d’une question profondément éthique que l’on doit pouvoir se poser, CERN ou pas, en toute liberté : « Qu’est- ce que l’on est prêt à perdre au nom de la science ? » En l’occurrence en l’espèce, il s’agit de perdre des gains énormes d’économie d’énergie alors que cette dernière notion vient tout juste d’être enfin introduite dans le droit suisse. Pour Jean-Bernard Billeter d’ailleurs, la réponse est limpide : « Les physiciens du CERN doivent écouter leurs collègues scientifiques du GIEC ! » Car pour l’ingénieur, au regard de l’urgence actuelle, tout projet scientifique doit être analysé à l’aune de la crise climatique.
Et Christina Meissner[7], députée au Grand Conseil genevois, de souligner également pendant le débat l’incohérence qui subsiste à réclamer aux citoyen.nes un effort de réduction de 60% de émissions de CO2 alors que ce projet de FCC « va annihiler complètement tous les efforts faits ». On touche là sans doute à ce qui fait bien totalement défaut à ce projet du CERN, celui de sa cohérence démocratique.
Au-delà des chiffres, la démocratie
« J’ai l’impression qu’il y a des scientifiques coincés dans leur bulle, sur une autre planète », décrit Christina Meissner. C’est le moins que l’on puisse dire tant ce projet pharaonique de FCC reste à ce jour cantonné au CERN, totalement inconnu à la fois du grand public, mais également de la plupart des élu.es locaux, n’en ayant pour le moment que vaguement entendu parler pour certain.es d’entre eux. Pourtant, avec un tel chantier, et pas moins de huit grands sites de surface prévus, beaucoup de communes sont concernées. Ainsi Jérémie Courlet[8], maire de la petite commune de Minzier en Haute-Savoie, témoigne ce mercredi soir de ses inquiétudes sur ce projet qui risque d’exacerber encore plus les tensions en termes de « consommation de terres agricoles » et de « ressources en eau », sur un territoire où l’accès au foncier est déjà extrêmement tendu. C’est pourquoi, anticipant les problèmes, et sachant par ailleurs qu’il risque de se faire retoquer par la préfecture, l’édile de Minzier a tout de même pris un arrêté qui interdit tout forage sur sa commune, afin de limiter les études préliminaires.
Car en effet, quelle est la place des citoyen.es dans ce gigantesque projet ? Une question qui parcourt l’assemblée présente ce soir du 4 octobre. Arnaud Marsollier, porte-parole du Cern, est présent dans la salle et prend la parole à la fin des débats. Après tout ce qui vient d’être dit, l’exercice n’est pas une promenade de santé. Le porte-parole insiste sur le fait que son institution est parfaitement consciente de sa responsabilité et souligne que l’« on va essayer d’être le plus respectueux possible de l’environnement », précisant également qu’un projet équivalent est à l’étude en Chine. Argument d’autorité imparable, « si ce n’est nous, ce sera les Chinois ! » Après son intervention, la majorité de la salle semble encore bien dubitative. Pour le moment, la seule grande réunion publique prévue par le CERN doit se tenir en avril 2024 à son siège, situé à Meyrin en périphérie de Genève. Il s’agit de « poursuivre le dialogue » (pas vraiment existant pour l’instant) et de « rappeler les enjeux scientifiques d’une telle installation ». Visiblement au vu de l’ambiance de la soirée, une seule réunion publique au siège du CERN n’y suffira pas.
Science ou pas, ce projet de FCC semble pour l’instant revêtir tous les oripeaux d’un grand projet inutile et imposé (GPII) et le CERN et ses 23 pays membres n’ont pas fini de ramer pour le justifier.
Ils devraient méditer cette maxime du général athénien Thémistocle : « Il y a une mesure en toutes choses, et savoir la saisir à propos est la première des sciences. »
Benjamin Joyeux
[1] Voir https://www.noe21.org/
[2] Voir https://home.cern/fr/science/accelerators/future-circular-collider
[3] Voir l’étude de Noé21 ici : https://www.noe21.org/_files/ugd/ffb10e_c350788b98df4566af0b45e73c6f553f.pdf
[4] https://www.auvergnerhonealpes.fr/elus/fabienne-grebert
[5] Lire https://librinfo74.fr/la-mobilisation-sorganise-contre-le-projet-de-velodrome-arena/
[6] https://www.parlament.ch/fr/biografie/delphine-klopfenstein-broggini/4272
[7] https://ge.ch/grandconseil/m/gc/depute/68/
[8] https://www.minzier.fr/Le-conseil-municipal