Pendant ce temps à Mayotte : « C’est de la médecine de guerre ! »

 

Claire Gay est une médecin originaire de Grenoble et ayant fait sa formation en médecine générale à la Réunion. Initialement en mission de remplacement pour deux mois au sein d’un dispensaire à Mayotte, elle était sur place dans la capitale à Mamoudzou lors du passage dévastateur du cyclone Chido le samedi 14 décembre. Elle a prolongé sa mission au vu des besoins médicaux immenses sur le terrain. Nous avons réussi à la joindre le 28 décembre dernier pour faire le point sur la situation dans l’archipel, tandis que François Bayrou, flanqué de cinq de ses ministres, se rendait enfin sur place ce 30 décembre. Très loin des satisfécits du Premier ministre, la jeune médecin relaie avec beaucoup de tempérance la très grande colère du personnel soignant de Mayotte face à la désorganisation générale actuelle.

Dr Claire Gay ©C.G/Librinfo

Benjamin Joyeux : « – Vous êtes donc médecin généraliste, mais où travaillez-vous actuellement à Mayotte ?

Claire Gay (photo) : – Je travaille en dispensaire, c’est à dire rattachée aux hôpitaux, mais ce sont des consultations de médecine générale pour dispenser des soins gratuits ou semi-gratuits, y compris pour les personnes en situation irrégulière. Je suis à Mamoudzou. Je devrais déjà être repartie car au départ, ma mission était de deux mois. Je m’étais dit que je voulais rester un peu le temps que les aides arrivent, mais pour l’instant elles n’arrivent pas. 

B.J : – Où étiez-vous le jour du passage du cyclone Chido et comment est-ce que vous l’avez vécu ?  

C.G : – J’étais chez moi, et même si nous étions dans une maison en dur, j’ai les quatre carreaux de ma fenêtre qui ont explosé. Ma chambre était rendue inaccessible. Le reste de l’habitation a tenu, par chance. On a passé entre deux et trois heures à se regarder dans le blanc des yeux avec mes colocataires. Puis nous sommes sortis au bout de quelques heures et on a alors remarqué tous les arbres couchés, les maisons sans toit, etc. Comme on habite à proximité de l’hôpital, on s’est tout de suite rendu aux urgences pour voir comment s’organiser. Il y a eu beaucoup d’infiltration d’eau dans l’hôpital et des toits s’étaient envolés. Le service de réanimation, prenant l’eau, a dû déplacer des patients pour les regrouper au bloc opératoire. La situation dans l’hôpital était vraiment cataclysmique. Mais heureusement, la cheffe des urgences a vraiment réussi à prendre les choses en main pour gérer au mieux la crise : organiser les équipes, mettre en place une tente de triage le lendemain, et réorganiser les urgences pour la traumatologie notamment, parce qu’il y avait beaucoup de blessures provoquées par l’envol de tôles des maisons. Nous avons proposé notre aide, et on a pu se mettre à tourner sur la traumatologie avec mes trois autres collègues, le toit du bâtiment dans lequel on travaillait avant s’étant effondré. Sur les trois dispensaires de Mamoudzou, deux n’ont pas pu rouvrir tout de suite.

B.J : – Le personnel médical qui s’est mis en place tout de suite, combien de personnes est-ce que cela représente ? 

C.G : A ce moment-là, par chance, les urgentistes étaient encore en nombre, parce qu’il y en a toujours beaucoup présents habituellement à cette période de l’année, de novembre jusqu’à la mi-décembre. Cela représente une trentaine de personnes, auxquelles nous nous sommes rajoutés à quatre. Certains internes sont également venus aider. Il y avait donc du monde, et tous les services ont pu continuer à tourner. Mais au début, les urgentistes ont tout de même travaillé plusieurs nuits d’affilée. Ensuite, on nous a promis l’ouverture de l’hôpital militaire dès le mardi. Mais il ne s’est pas mis en place avant le mardi suivant, soit dix jours après, au lieu des 48 heures de délai prévues. Et puis, il y a beaucoup de personnes qui sont engagées sur la réserve sanitaire[1] pour essayer de venir en aide, mais pour l’instant, très peu sont venues. Ça bloque. Une petite partie de la réserve vient juste d’arriver et la moitié sont des épidémiologistes pour seulement quatre urgentistes. Ils ont déjà distribué des feuilles de recensement des maladies, alors que nous, ce qu’on demande d’urgence, c’est de l’aide.

Toit du dispensaire de Jacaranda après Chido ©C.G/Librinfo

Il faut dire aussi qu’il n’y a plus beaucoup de logements disponibles à Mayotte. Tout prend un délai assez monstrueux. Il y a une équipe de la réunion qui est heureusement arrivée assez rapidement pour aider et qui est restée la première semaine. Ce qui a permis quand même de décharger un peu les autres. Mais c’est à peu près tout. Le relais ne se fait pas vraiment. 

B.J : – Et est-ce que vous avez le matériel et les produits de base ?  Ou est-ce qu’il y a des manques criants depuis le passage du cyclone ? 

C.G : – Au niveau matériel, c’est très compliqué également. Il y a déjà une grosse partie du stock de la pharmacie de l’hôpital qui était au port et qui a été inondée, et donc rendue inutilisable. Le gros problème, ce sont surtout les antibiotiques.  Il y a aussi d’autres manques. Mais en tout cas, toutes les plaies par tôle, par clou, etc. à risque d’infection, n’étaient dès le départ pas suffisamment bien traitées. Notamment parce qu’on ne pouvait pas donner suffisamment d’antibiotiques aux gens. Il y a quelques jours, on n’avait par exemple plus d’Augmentin[2] et on a dû changer pour des antibiotiques beaucoup plus fort. Nous n’avons plus de Doliprane dans le dispensaire pour ce week-end. On a dû également utiliser des couches pour absorber quand on nettoyait des plaies par manque de dispositif médical adapté. Il y a donc de très gros problèmes de matériel et de gestion de stock.  

Après, je pense que c’est un problème général de gestion. On nous promet de l’aide qui n’arrive pas et on a l’impression qu’il manque quelqu’un pour gérer la crise d’en haut, pour chapeauter un peu tout ça en recensant correctement l’ensemble colossal des besoins. Typiquement, tout le monde sait qu’il y a de gros problèmes de logement à Mayotte pour les gens qui arrivent, mais personne ne nous a par exemple demandé si nous avions de la place dans notre logement. Il y a un vrai souci de coordination globale pour réussir à avoir des effectifs suffisants et du matériel adéquat.

B.J : – Là, en vous écoutant, on a l’impression que vous êtes un peu livrés à vous-même. Est-ce que l’Etat joue son rôle finalement ? Est-ce que par exemple, vous avez l’eau et l’électricité ? 

C.G : Oui en effet nous sommes un peu livrés à nous-mêmes. La préfecture, pour l’instant, essaie de gérer les rapatriements mais ça aussi, c’est compliqué. Ils sont sur plusieurs fronts et c’est vrai qu’il y a énormément à faire. Il y a tous les logements qui sont détruits, il n’y a pas d’eau, il y a beaucoup de foyers qui n’ont pas d’électricité, il n’y a pas de réseau sur la moitié de l’île, etc. Il faudrait des renforts administratifs pour que ça se passe mieux. Pour la venue d’Emmanuel Macron[3], ils ont bien réussi à faire venir 200 journalistes, mais ils n’arrivent pas à faire venir des médecins. Certains ont fait par exemple six jours d’hôtel à la Réunion avant d’avoir enfin le droit de venir à Mayotte.

Au début, on n’a pas eu d’eau dans le dispensaire, mais elle est revenue. L’électricité, nous en avons un peu, mais dans le dispensaire où je suis à Jacaranda, on fait de la médecine un peu compliquée en ce moment parce que nos locaux ne sont qu’à moitié praticables. On travaille encore dans un hôpital qui prend l’eau à chaque averse et il n’y a rien qui se met en place.

B.J : – On commence à avoir un peu une idée pécise du nombre de victimes, à la fois malheureusement les morts, mais également les blessés de façon globale après le passage de Chido ? Parce que le nombre officiel de décès est toujours de 39 personnes.

C.G : – Les chiffres qui sont sortis sont très minimisés. On n’a pas de vision globale. Il y a des militaires qui ont fait des reconnaissances après le cyclone et qui ont donné des chiffres qui étaient énormes, mais en fait on n’en sait rien. C’est très difficile d’avoir une idée exacte, mais l’administration essaye de continuer à faire du recensement auprès des populations. On pense toutefois qu’il y a eu beaucoup de victimes parce que déjà la population à Mayotte est censée être officiellement de 250 000 habitants alors qu’on est plutôt au-delà des 450 000. Beaucoup de personnes vivent en forêt et se cachent sans avoir de lieu de vie. Il y avait énormément de « bangas[4] », ces maisons en tôles qui servent beaucoup aux réfugiés de Mayotte, Comoriens, Malgaches, Somaliens, Congolais, etc. Très peu de ces bangas sont restées debout après le passage du cyclone. Beaucoup de personnes se sont aussi réfugiées dans des maisons en dur, chez des voisins qui les ont accueillies. 

Vue des bangas de Vahibe © C.G/Librinfo

B.J : – En termes de prévention et d’alerte auprès de la population, est-ce que les services de l’État ont bien fonctionné pour prévenir de l’arrivée du cyclone Chido, de ce que vous avez perçu ? 

C.G : – Oui, il y a eu des alertes cycloniques, c’est juste que la population effectivement n’était pas habituée à ce genre d’événements et a beaucoup minimisé ce qui est finalement arrivé. Il y a eu des alertes et des préparations cycloniques. Ce qui, à mon sens, n’a pas été bien géré, c’est de penser en amont les conséquences d’un tel cyclone. On aurait pu préparer justement le fait qu’on ait des besoins en eau. 

B.J : – Aujourd’hui, vous diriez que vous manquez de quoi principalement pour faire correctement votre travail ? 

 C.G : – Beaucoup de choses, malheureusement mais pour la population, principalement d’eau potable et de nourriture. Les personnes qui n’ont rien commencent à vraiment avoir faim, il y a beaucoup de diarrhées qui arrivent également parce que les accès à l’eau sont compliqués. Beaucoup buvaient de l’eau de la rivière. Alors certes, on leur dit de la bouillir mais les infections augmentent tout de même. Pour faire correctement notre travail, en tant que médecin et en tant que soignant, nous avons besoin de davantage de moyens humains et matériels, notamment des antibiotiques, ce qui va nous permettre de vraiment soigner correctement la population. 

B.J : – On a pu lire que certaines personnes n’allaient pas se faire soigner dans les hôpitaux par peur de leur situation administrative irrégulière. Est-ce que vous l’avez constaté ?

C.G : – Nous le constatons tout le temps. La police aux frontières n’est pas censée être proche des hôpitaux. Mais ça arrive qu’ils soient au coin de la rue, et ces jours-là, vous voyez beaucoup moins de monde à l’hôpital. Depuis le cyclone, on est heureusement dans une période de trêve où les autorités ne font pas repartir les gens de force. Mais la population a été très peureuse effectivement. On a réalisé des missions avec la Croix-Rouge pour aller au contact des populations, afin de voir les dégâts, de recenser les besoins et de leur dire surtout de retourner se faire soigner et de prendre les médicaments pour les pathologies chroniques. On dispense des soins gratuits pour tous, c’est un gros travail de prévention et on leur explique que le but n’est pas de les expulser du territoire mais de les soigner. 

Intervention de la Croix Rouge à Vahibe ©C.G/Librinfo

B.J : – En termes de sécurité, est-ce qu’il y a des pillages et est-ce que vous avez assisté à des scènes de violence ? 

C.G : – On a eu beaucoup de pillages juste après le cyclone parce que beaucoup de maisons n’avaient plus de toit ou des murs démolis. Forcément, il y a eu des pillages à ce moment-là. Depuis, il y a un couvre-feu quotidien à 22 heures. Mais je n’ai pas l’impression que la sécurité soit franchement différente par rapport à d’habitude. En tous cas dans nos dispensaires, on n’a pas du tout eu de problèmes de sécurité car la population respecte notre travail. Ils savent que c’est là où ils vont pouvoir bénéficier de soins.

B.J : – Quel message vous aimeriez faire passer à la métropole par rapport à ce qui se passe actuellement à Mayotte ?  

C.G : – Globalement, la population a besoin d’aide. C’est bien beau de parler de Mayotte quand il y a un cyclone, mais il y a des problèmes depuis toujours et il va falloir se serrer les coudes et venir en aide à une population qui est dans le besoin et qui va avoir besoin d’aide pendant un long moment, parce qu’on est au tout début de la crise humanitaire. Il va y avoir des épidémies, il va y avoir de la malnutrition, il va y avoir beaucoup de problèmes à affronter malheureusement.

Nos conditions de travail dans le dispensaire de Jacaranda sont très difficiles : on fait des consultations à la chaîne dehors. Au début, on ne pouvait même pas faire de prises de sang. On voit au moins 150 patients par jour, dans un brouhaha pas possible et sans aucune intimité. Ce qui évite d’encombrer les urgences. Si on devait fermer, ce serait la catastrophe. A Jacaranda, il y a la pharmacie qui distribue les médicaments gratuitement aux patients n’ayant pas la Sécu. C’est la seule à faire ça sur toute l’Ile.

On ne peut pas continuer bien longtemps dans des conditions pareilles. Pour les patients, ce n’est pas viable, c’est de la médecine de guerre. A un moment, il faut qu’on puisse refaire de la bonne médecine, pour faire de la prévention et traiter les gens comme il faut, pas en deux secondes dans le couloir.

Malgré tout, je reviendrai sûrement à Mayotte après une petite pause. Il va y avoir besoin d’être présent sur le temps long dans tous les cas. »

A bon entendeur ! Loin des propos polémiques à relents néocoloniaux et sécuritaires d’Emmanuel Macron et de la visite improvisée d’un Premier Ministre en sursis avec son aéropage, heureusement que l’ensemble de nos soignant-es comme la docteure Claire Gay sont sur le front sans compter leur temps pour soulager une population en urgence sanitaire absolue, sur un territoire bien français et censé bénéficier de la liberté, de l’égalité et de la fraternité.

Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente” disait Aimée Césaire.

Benjamin Joyeux

[1] Animée par Santé publique France, la Réserve sanitaire est un ensemble de professionnels de santé volontaires et mobilisables par l’État pour pouvoir intervenir dans un délai très court lors de situations sanitaires exceptionnelles.

[2] L’Augmentin est un antibiotique à spectre large de la famille des pénicillines. Voir https://www.vidal.fr/medicaments/gammes/augmentin-784.html

[3] Emmanuel Macron s’est rendu à Mayotte les 19 et 20 décembre derniers, un déplacement ayant provoqué la polémique. Lire par exemple https://www.courrierinternational.com/article/vu-d-allemagne-derriere-le-ton-colonial-de-macron-a-mayotte-l-etat-providence-reste-une-fiction_225991

[4] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Banga_(maison)

Auteur: Benjamin Joyeux

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