« Pas d’autre terre », filmer l’amitié contre la guerre

Tandis que les bombes israéliennes continuent de s’abattre sans relâche sur Gaza et le Liban, No other land, film sur le conflit israélo-palestinien, était projeté ce 31 octobre au soir à Genève au cinéma du Grütli. Un documentaire poignant, filmant la réalité de la colonisation israélienne en Cisjordanie dans les yeux de familles villageoises palestiniennes, à mille lieux des clichés éculés sur une population terroriste gangrénée par le Hamas :

En ce soir d’Halloween, les rues de la vieille ville de Genève sont plus fréquentées que d’habitude, investies par des groupes de jeunes déguisés pour l’occasion. Pas de déguisements en revanche pour les dizaines de personnes qui commencent à arriver au Grütli[1], centre culturel bien connu des Genevois, afin de remplir sa salle de cinéma. Car en ce 31 octobre, c’est également le lancement officiel de la deuxième édition de Let’s doc!, festival du film documentaire qui dure tout au long du mois de novembre sur l’ensemble du territoire suisse[2]. Et pour lancer ce dernier, c’est le documentaire No other land qui a été choisi.

Lancement de Let’s doc! au cinéma du Grütli à Genève, 31 octobre 2024 ©Benjamin Joyeux

Récompensé à la dernière Berlinale[3] du prix du meilleur documentaire et du prix du jury, ce film de 95 min relate l’expulsion de familles palestiniennes de Masafer Yatta, ensemble de villages situés dans les montagnes du sud de la Cisjordanie, près de la frontière militarisée avec Israël, vue par les yeux de Basel Adra, un jeune journaliste et activiste palestinien y vivant. L’armée israélienne et les colons qui cherchent à s’implanter sur ce territoire ne cessent de harceler les familles palestiniennes vivant sur place depuis des dizaines de générations, et Basel Adra filme quotidiennement, avec sa caméra et son téléphone portable, les exactions, humiliations et destructions systématiques opérées par la puissance occupante.

Une amitié improbable contre la dureté du réel

Tout l’intérêt du film réside dans l’enchaînement des images qui parlent d’elles-mêmes, sans autre parti pris que celui de montrer la réalité crue, prises au plus près du terrain, sans voix off, artifices ou montage tape-à-l’œil. Mais sa force vient aussi et peut-être surtout de l’amitié que l’on voit se nouer sur l’écran entre le principal protagoniste, Basel le palestinien, et Yuval Abraham, un jeune journaliste israélien du même âge, venu à Masafer Yatta pour enquêter sur la colonisation, et dont le regard sur son propre pays change à tout jamais. Yuval et Basel ne se quittent plus et forment alors avec Rachel Szor et Hamdan Ballal, le collectif de réalisateurs israélo-palestinien à l’origine de No other Land (« pas d’autre terre », la phrase que crie une mère de famille aux militaires venus l’expulser de ses terres).

Pour Basel, qui a fait des études de droit mais ne peut pas quitter ses terres, interdit de déplacement hors de la Cisjordanie par l’armée israélienne : « Le combat le plus dure est celui de rester au pays ». Quand à Yuval, il doit lui assister médusé à ce que son propre pays, Israël, fait subir à des civils, femmes, enfants, vieillards, au prétexte de sécurité. Quand un soldat israélien lui demande pourquoi il s’en mêle, le journaliste lui répond : « Parce que tout ça est fait en mon nom. »

Les deux amis, que l’on voit souvent discuter ensemble tout au long du film, en viennent ainsi à l’activisme non par idéologie mais par nécessité de vivre, au milieu de toute cette peur, cette haine et cette culpabilité.

Filmer pour résister

A la fin du film, lorsque la lumière se rallume, il est difficile de ne pas être submergé par un sentiment de révolte contre toutes ces injustices, surtout au regard de la situation actuelle à Gaza, en Cisjordanie et désormais au Liban. Mais l’autre grand intérêt de No other land est de montrer des faits qui se sont déroulés depuis 1967 et en particulier entre 2019 et 2023, avant le 7 octobre, venant contrer de plein fouet le narratif israélien actuel sur un pays qui serait en « légitime défense » depuis cette date fatidique. Difficile après le visionnage de ce film de ne pas admettre le processus de colonisation à l’œuvre en Cisjordanie par des colons israéliens extrémistes, aidés par l’armée, dans l’irrespect total du droit international.

Basel Adra et Yuval Abraham, en direct en visioconférence le 31.10.24 ©Benjamin Joyeux

Les deux principaux protagonistes, Basel et Yuval, sont présents en visioconférence juste après la projection, et expliquent leur démarche, cette nécessité de filmer pour résister et montrer la réalité du terrain, loin des plateaux TV et des messages de propagande en provenance tant d’Israël que du Hamas ou du Hezbollah. Yuval Abraham insiste sur le fait qu’aujourd’hui, son opinion personnelle sur la nécessité de respecter les droits du peuple palestinien est ultra minoritaire en Israël et n’est même plus représentée à la Knesset[4]. Il en appelle donc à la nécessaire et urgente intervention de la communauté internationale pour faire cesser immédiatement l’horreur de ce qui se passe à Gaza. Il est alors ovationné par la salle. Qu’un jeune journaliste israélien tienne ces propos offre au moins une petite lueur d’espoir pour la suite.

No other land a en tous cas bien mérité sa récompense à la Berlinale 2024 et devrait être diffusé partout, en particulier en Israël où la population pourrait regarder en face ce que son armée effectue en son nom en Cisjordanie occupée. Comme l’écrivait Joseph Bédier : « Le cinéma, c’est un œil ouvert sur le monde ».  

Benjamin Joyeux

P.S : La soirée de lancement de Let’ doc! au Grütli avec le film No other land a été réalisée en partenariat avec le FIFDH : https://fifdh.org/agenda/no-other-land/

Pour l’instant, une seule séance pour voir le documentaire en Haute-Savoie, ce lundi 4 novembre à 20h30 au cinéma de Ferney-Voltaire : https://www.cinemavoltaire.fr/film/602950/

 

[1] Lire https://grutli.ch/la-naissance-du-mini-beaubourg-genevois/

[2] Lire https://2024.letsdoc.ch/media/pages/medias/2227fce3e7-1727248165/ld24_dossierdepresse_vf.pdf

[3] Festival international du film de Berlin : https://fr.wikipedia.org/wiki/Berlinale_2024

[4] Le parlement israélien : https://fr.wikipedia.org/wiki/Knesset

Auteur: librinfo74

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