Montagne, grandeur et fragilité : quel avenir pour les Alpes ?

Texte et photos : Sandra Stavo-Debauge

 La table ronde organisée le 11 décembre par les associations Livres en marches et iDEE, animée par Jean-Luc Baudin, a fait salle comble au Lycée Saint-Michel. Pour la journée de la montagne, ce 11 décembre, plus de deux cents personnes sont venues écouter cette conférence à trois voix : celle de Fiona Mille, présidente de Mountain Wilderness qui vient de publier un livre Réinventons la montagne, Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible[1] et des glaciologues Heïdi Sevestre[2] et Jean-Baptiste Bosson. Ces deux vulgarisateurs hors pairs qui font un énorme travail de sensibilisation ont fait le choix après leur doctorat de quitter le monde académique pour faire entendre leur voix, garder une liberté d’action et de parole salutaire et rafraichissante en temps de crise démocratique et de chantage aux subventions.

Morceaux choisis.

Ça chauffe fort dans les Alpes : +7°C en montagne à horizon 2100, c’est le scénario des dernières projections dévoilées le 10 décembre par Météo France qui doivent servir de base au troisième plan national d’adaptation au changement climatique. Pas de quoi se réjouir. La montagne est un phare du dérèglement climatique en cours et nous sommes à un point de bascule.

Fiona Mille, présidente de l’association Mountain Wilderness, appelle à la lucidité : « qu’est-ce qu’on a envie de faire demain ? » Dans un modèle de société devenu malade, « il n’y a pas de scénario tout fait. Comment on se projette ? On sait ce qu’on va perdre, mais on ne sait pas encore ce qu’on va gagner. » Son livre Réinventons la montagne, Alpes 2030 : un autre imaginaire est possible, arrive à point nommé pour interroger, elle l’a pensé pour être un livre outil qui favorise les débats dans les territoires. Dans son essai construit en trois parties, nous sommes à l’hiver 2030. Elle a imaginé trois scénarios pour questionner les enjeux de la montagne, avec comme porte d’entrée l’organisation des jeux olympiques d’hiver 2030. Dans le premier scénario on a continué la fuite en avant sur le modèle touristique existant, le résultat n’est pas glorieux. Dans le second se pose la question de l’habitabilité de la montagne, les jeux olympiques d’hiver ne peuvent avoir lieu tant les préoccupations sont ailleurs. Dans le troisième, elle imagine à quoi la transition peut ressembler avec des initiatives inspirantes. Trois parties qu’elle qualifie « d’utopies réalistes », la deuxième relève de la dystopie, et la dernière est évidemment la plus désirable. L’essai est ponctué de réflexions d’anciennes athlètes comme Marie Dohin-Habert ou Florence Masnada, d’universitaire, d’écrivaine et notamment Corinne Morel-Darleux. 

Les connaissances comme kit de survie

« Créer du dialogue plutôt que de se clasher », c’est aussi la ligne de conduite de la glaciologie Heïdi Sevestre avec la pédagogie et l’éducation. En 2024, elle formulait deux vœux : sauver les glaciers et que les connaissances sur le climat soient accessibles à tous : « l’éducation sur ces sujets est cruciale, il faut qu’on connaisse l’importance de ces écosystèmes, (…) ces connaissances, c’est un kit de survie, (…) il ne faut rien lâcher au niveau des entreprises, etc. Deux milliards de personnes utilisent l’eau et la neige des glaciers, l’industrie aussi. On est branché à ces écosystèmes, or on est en train de perdre ce schéma. Il faut anticiper ces changements. Quel avenir souhaite-t-on collectivement ? C’est une question de démocratie et nous devons faire en sorte que notre voix porte. » Toujours positive, malgré l’état alarmant de la cryosphère, elle relève que la prise de conscience des agents territoriaux et de la société civile progresse. Avec son livre Demain, c’est nous, elle insiste sur les jeunes générations : « les jeunes ont des idées. Mettre des solutions en place dézingue leur éco-anxiété. Le bonheur est dans l’action. »
Face à l’urgence climatique, de perte de biodiversité et de sens dans laquelle nous nous trouvons, parmi les actions concrètes à mener, la réduction de l’énergie fossile est une priorité pour la glaciologue qui fustige au passage les lobbyes du fossile et de la géo-ingénierie : « la nature nous aide avec les puits de carbone que sont les zones humides, les forêts, les prairies, etc. qu’il faut absolument préserver. Il faut avoir plus de sobriété… La nature peut être résiliente si on travaille avec elle. »


Mettre les glaciers en protection forte

Mettre les glaciers en protection forte, c’est la mesure que défend Jean-Baptiste Bosson. Le glaciologue et géomorphologue a fondé l’association d’intérêt général Marge Sauvage en juin 2024 notamment pour développer son projet transformatif Ice & Life[3] qui s’intéresse à l’après-glacier à savoir tous les écosystèmes qui émergent une fois que les glaciers disparaissent et qui sont « d’une immense valeur écologique ».

Le réchauffement global de 1,4 °C a déjà entraîné « un immense basculement écosystémique ». On a déjà perdu la moitié du volume du glacier de Bionnassay, 80% du volume des glaciers alpins, le niveau marin global est monté de 23 cm et on a vu apparaître 14 000 lacs glaciaires depuis 1990. Avec une modélisation des écosystèmes post glaciaires, il nous annonce que « l’âge des futurs ne sera pas l’âge des glaciers malheureusement pour nous, mais sera l’âge des lacs. » Aux climatosceptiques, il rappelle que « le dérèglement climatique est un consensus total. »

Il s’inquiète qu’en France « on attaque l’OFB (la police de l’environnement), on attaque les associations de protection de la nature, on attaque sans problème les politiques de l’environnement, l’État ne défend pas la police de l’environnement, c’est complètement ubuesque. Il faut réagir et c’est ce qu’on essaie de faire autour de la protection de ces phares pour les montagnes que sont les glaciers. On va activer les politiques publiques, accompagner les territoires pour mieux préserver et protéger ces écosystèmes, créer de l’émulation collective et mettre des solutions sur la table. »

Les glaciers sont nos alliés pour le climat

Deux solutions pour sauver ce qu’il reste de glaciers et la haute montagne : stabiliser le climat en respectant les accords de Paris, « c’est basique, mais c’est hyper important de le dire car chaque jour qui passe, la fenêtre des opportunités se ferme pour homo sapiens, et nos enfants nous en voudront de cette inaction. Les glaciers sont nos meilleurs alliés pour le climat. » En parallèle de ça, il milite pour mettre ces zones glaciaires en protection dès à présent : « pour qu’on empêche d’avoir des pelleteuses sur les glaciers comme à La Grave (projet de troisième tronçon de téléphérique, le T3), qu’on empêche  que l’industrie du ski détruise en partie des glaciers à la pelleteuse, qu’on empêche de détruire les glaciers à l’explosif pour faire des mines, des exploitations minières et pétrolières, ce qui arrive dans beaucoup de pays. » Une protection empêchera les menaces sur les glaciers, en plus du climat, c’est aussi important pour le futur : « C’est de la protection préemptive de la nature sauvage du futur. Donc protégeons ces zones dès maintenant. Une protection forte permet à la nature elle-même de faire des choix :  les zones forestières vont se développer, les sols vont de développer, des nouveaux lacs etc. Demain dans les territoires, si on a cette nature, on aura de l’oxygène, de l’eau douce, de la fraicheur, de la biodiversité et on vivra dans des territoires habitables. »
La proposition de mettre les glaciers en zone protégée est un outil révolutionnaire sur la politique montagne en France : « pour la première fois, nos travaux ont abouti à une mesure qu’on a écrit dans la stratégie nationale de biodiversité 2030. C’est la première fois qu’un pays au monde à ma connaissance s’engage à mettre les glaciers en protection forte pour protéger dès maintenant la nature du futur. Grâce à ça, on atténue un peu le changement climatique, on aura de l’eau douce dans les territoires. »
 
Ne pas attendre que ça bouge d’en haut pour s’activer

Cette première victoire nous conforte  Heïdi et Jean-Baptiste ont bien fait de quitter le monde académique après leur doctorat. « On a fait sécession parce qu’il fallait faire bouger les choses. Or le CNRS et les grosses structures scientifiques, la publication scientifique ne bougent pas beaucoup les lignes. N’attendons pas que ça bouge tout en haut, on peut être des pirates de l’intérieur », confie Jean-Baptiste à la salle. Il ajoute : « il faut absolument qu’on trouve le moyen de toucher les citoyens, les politiques, le monde de l’entreprise, de créer des moments de démocratie, où nous les experts sommes là pour éclairer le débat public. Une démocratie repose sur un socle de vérité. Aujourd’hui nos démocraties sont malades, l’opinion prend plus de place que les faits et on peut dire n’importe quoi sur C News. C’est un détricotage volontaire ultra libéral du tissu démocratique pour faire encore plus de business à court terme et derrière, écologiquement, le monde s’effondre. Ce n’est pas Elon Musk ou les géo ingénieurs qui vont sauver le monde, un monde où la fonte des glaciers va induire la mise en route de centaines de millions de personnes. Il faut créer des espaces d’émulation, de coopération, montrer qu’on peut transformer le triangle de l’inaction en un triangle de l’action ; que les décideurs politiques, citoyens, scientifiques, associations, monde de l’entreprise s’allient pour essayer de trouver des solutions pragmatiques basées sur la science et les faits. Qu’on implique aussi les enfants des territoires, comme on le fait par exemple Bourg Saint Maurice, commune avec laquelle on travaille sur la protection de ses glaciers, ça devient un projet de territoire. » Il rappelle que ce n’est pas un luxe d’avoir des écosystèmes en bonne santé : « Il faut qu’on se rende compte de notre dépendance, de notre interdépendance existentielle à la nature sauvage et il faut qu’elle soit en bonne santé sans ça, on ne sait pas vivre. Il faut qu’on retrouve un lien, l’homme fait partie de la nature. »
 
On ne sauvera pas la planète sans récit positif

Pour Fiona, Heïdi et Jean-Baptiste, il faut porter collectivement un récit positif, tout en restant lucide sur la gravité de la situation car l’humanité est rentrée en collision avec la nature : « Avec Heïdi on n’a de cesse de dire à quel point c’est grave, depuis des décennies on sait qu’on est au bord du gouffre. La première chose c’est la lucidité et il faut avancer là-dessus. » Mais pour Jean-Baptiste la peur n’est pas une bonne conseillère, « elle gangrène insidieusement la société et tire l’humanité vers le bas, dans l’égoïsme, là où le seul salut de l’humanité c’est plus d’intelligence, plus de solidarité, plus de connexion au vivant. Il faut absolument des récits engageants pour agglomérer les acteurs, et une approche sensible. »

Il travaille sur la notion de désir et combat le terme renoncement : « est-ce qu’il faut renoncer ? non il faut choisir.  Est-ce qu’on veut rester dans une approche égoïste ou se projeter dans un plus grand récit ? »

Heidi rappelle l’importance de s’ancrer et est convaincue que « l’émerveillement fait partie de l’équation. Tout ce qui nous aide à utiliser un langage sans jargon, donc tout ce qui est dans l’émotion, le ressenti est très important, c’est des leviers d’action formidables. Si je suis devenue glaciologue c’est parce que j’étais émerveillée par la montagne ».

Fiona aussi se nourrit de la beauté de la montagne, elle invite à porter plus d’attention à cette beauté qui nous entoure dans nos territoires de montagne : « la richesse, elle est là, ce n’est pas de savoir combien je vais vendre mon forfait, combien tel nouveau projet immobilier va rapporter, la richesse c’est déjà le territoire qu’on habite, c’est comment on l’aménage en le ménageant, comment on le préserve. Quand on prend conscience de toute cette beauté qui nous entoure, on vit la sobriété avec beaucoup plus de joie et d’intensité. La montagne c’est vraiment un lieu de leçon pour ça. » Jean-Baptiste plussoie : « Le sensible touche beaucoup plus qu’un rapport scientifique ». Il souhaite décloisonner le monde scientifique, mettre en récit pour porter des projets de transformation des politiques publiques. Ce qu’il concrétise notamment avec le premier festival Agir pour les glaciers (et les écosystèmes qui leur succèdent) : « un festival pour retrouver un lien festif avec la nature » à Bourg Saint-Maurice du 20 au 22 mars 2025. Commune avec laquelle il travaille aussi pour mettre en protection forte le glacier Des glaciers.

« En 2025, on va mettre les glaciers tout en haut », conclut-il.  Prenez date.

  • [1] Aux éditions Faubourg
  • [2] Heïdi Sevestre a dédicacé ses livres Sentinelle du climat (sorti en poche aux éditions Harpercollins) et Demain, c’est nous aux éditions Faubourg
  • [3] Ice & Life a pour baseline « connaître et protéger les glaciers et les écosystèmes qui leur succèdent »

Auteur: librinfo74

Partager cet article :

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.