Dans un monde de plus en plus marqué par les activités humaines et leurs conséquences désastreuses sur la biosphère, la notion de « limites », comme les fameuses « neuf limites planétaires », semble de plus en plus présente à la fois dans la recherche scientifique et dans le débat public. C’est l’objet notamment du Petit traité de la démesure, dernier ouvrage d’Alain Coulombel, économiste membre de la direction des écologistes et habitant le Chablais. Nous avons fait le point avec lui sur ce constat sans concession de la situation actuelle mais également sur les quelques raisons d’espérer :
- Propos recueillis par Camille Content pour Librinfo
Librinfo : « – Pourquoi avoir écrit ce livre maintenant et sous cette forme, un abécédaire qui parle de limites planétaires ?
Alain Coulombel : – J’avais écrit il y a quelques années un livre autour des nouveaux défis de l’écologie politique. C’est un peu dans le prolongement de ce livre que je me suis dit qu’il fallait s’interroger aujourd’hui sur ce concept de « l’hubris » (en Grec) ou de la démesure (en Français). Depuis des années, le discours de l’écologie politique est souvent construit autour de cette critique de la démesure. Il me semblait donc intéressant de partir du concept d’hubris : d’où vient-il ? Comment les Grecs anciens y étaient-ils sensibles ? Et comment cette démesure s’est traduite progressivement jusqu’à notre modèle de développement actuel, à savoir le capitalisme. Ça m’intéressait d’essayer de montrer à travers différentes figures de la démesure, il y en a une vingtaine dans le livre, comment celle-ci se traduit dans les faits.
Et sous la forme d’un abécédaire parce qu’on peut prendre le livre de manière épisodique. Il n’y a pas de continuité, sinon une cohérence d’ensemble. Toutes les figures choisies révèlent un même rapport à l’anthropocène. Cette forme fragmentaire, je la retrouve aussi dans la poésie quand elle se construit autour d’aphorismes, de fragments, etc. En faisant cela, elle s’éloigne d’une forme de pensée totalitaire.
Librinfo : Ce livre se veut donc également une sorte de description de ce que l’on nomme l’anthropocène, ce terme qui désigne l’ère géologique dans laquelle nous vivons et qui se caractérise par l’emprise immense des activités d’une seule espèce, l’espèce humaine ?
AC : – L’anthropocène se qualifie avant toute chose par sa démesure. Si on prend l’histoire du capitalisme, à partir de la fin du XVIe siècle, quand commencent à émerger les premières formes de ce qui sera la première révolution industrielle, toute opère autour du dépassement des limites. Ce que montrent des auteurs comme Christophe Bonneuil[1], c’est que dès le début de l’avènement du capitalisme moderne, on avait conscience qu’on dépassait les limites planétaires. C’est ce modèle de développement construit sur la démesure qui à un moment donné nous a fait basculer dans l’anthropocène.
Librinfo : N’est-ce pas non plus une caractéristique propre à chaque espèce terrestre, qui souvent par sa nature doit s’épandre pour survivre ?
AC : – Oui bien sûr, c’est pour ça que les Grecs de l’Antiquité avaient tellement peur de l’hubris qu’ils cherchaient à la canaliser, considérant que la démesure déstabilisait l’harmonie de la cité. Dans la mythologie grecque, il y a ce combat entre Dionysos, la figure de l’excès, de la démesure, et Apollon qui, lui, est le représentant de l’équilibre, de l’harmonie, de la forme. D’où la nécessité effectivement, un sujet qui reste tout à fait d’actualité, d’avoir des institutions et des règles pour éviter que cette démesure ne conduise aux catastrophes auxquelles on assiste aujourd’hui.
Librinfo : Comment concilier effectivement le fait que l’être humain est toujours dans une sorte de dépassement de lui-même et cette question de la démesure ? Comment la penser politiquement à l’aune du progressisme et de l’écologie ?
AC : – Il y a dans l’homme effectivement de l’irrationnel et de la démesure. Des civilisations en ont pris acte et ont tout fait pour essayer de limiter par un cadre normatif, législatif, institutionnel, cette tendance. Des exemples de civilisations et de religions, comme le bouddhisme par exemple, ont essayé de canaliser, de limiter les désirs de l’homme. A contrario, le capitalisme fait tout l’inverse : il se nourrit de cette pulsion désirante infinie, de ce vertige de la puissance. Il se laisse entraîner par le vertige de sa propre puissance et sollicite constamment la performance, la compétition, etc. Face à cela, il n’y a pas d’autres solutions que de s’orienter vers une forme de renoncement. Ce que j’aborde dans la deuxième partie du livre avec un certain nombre de propositions de solutions.
Librinfo : Dans la chrétienté aussi, on semble se méfier de l’hubris, de la démesure, non ?
AC : – En effet, il y a toute une branche actuelle de la théologie qui est sensible aux questions écologiques. La meilleure preuve en est l’encyclique laodato si[2] du Pape François qui, en 2015, a démontré la forte sensibilité de l’Église catholique aux enjeux planétaires. Mais certains auteurs soulignent aussi que les racines historiques de notre crise écologique sont liées à la chrétienté. En particulier la Genèse qui donne à l’homme un rôle exclusif de « maître et possesseur » de la nature. Il y a quand même dans la tradition chrétienne une dimension anthropocentrée très forte. D’autres traditions culturelles et religieuses essayent au contraire de freiner cette pulsion de domination humaine, qui est d’ailleurs pour moi une pulsion de mort et non pas une pulsion de vie. La réalité du capitalisme est qu’il est devenu « autophage », il se dévore lui-même. Aujourd’hui on le voit très bien à travers sa consommation effrénée de ressources naturelles. Là aussi pour reprendre une figure de la mythologie grecque, il y a Érysichthon[3] qui a la très mauvaise idée de scier un arbre sacré qui appartenait à Déméter, la déesse de la terre. Pour punir cet acte de démesure, Déméter le condamne à avoir toujours faim. Ce pauvre Érysichthon mange ses propres troupeaux et quand il n’a plus rien, il finit par se manger lui-même. C’est une figure mythologique qui décrit parfaitement le capitalisme actuel.
Le regretté Bernard Maris avait écrit un livre qui s’appelait capitalisme et pulsion de mort[4]. Il y décrivait cette pulsion autophagique où le capitalisme n’a plus la capacité de limiter ses propres pulsions et se détruit lui-même. On est dans cette phase-là d’effondrement, qui devrait inciter le capitalisme au renoncement, au frein, au ralentissement, et qui fait pourtant tout le contraire dans une sorte de démence généralisée.

Alain Coulombel, déc. 2024 © Camille Content
Librinfo : Depuis la sortie de votre livre, le fait marquant c’est l’élection de Donald Trump. Est-ce que c’est un idéal type de tout ce que vous décrivez en termes de démesure du capitalisme ?
AC : – Complètement. D’ailleurs, un des outils de communication de Donald Trump pour l’emporter, ça a été de jouer sur la post-vérité. Je pense que là aussi, en termes de démesure, c’est-à-dire de rapport déréglé à la raison et à la vérité, la question de l’émergence des fake news dans la campagne de Donald Trump est tout à fait significative de ce que j’essaie de montrer à travers cette analyse de la démesure. Trump est une figure excessive, symptomatique du virilisme, de cette expression de puissance qu’il cherche à dégager et qui s’appuie sur les GAFAM[5], puisqu’on voit bien l’importance qu’a pris Elon Musk dans le dispositif trumpien. Une fois qu’on a fait ce constat-là, comment est-ce qu’on imagine arriver à un système économique encadré par des mesures permettant de respecter et garantir la préservation de la biosphère.
Librinfo : Il y a les fameuses neuf limites planétaires[6] qui commencent à devenir un peu grand public. Il y a la « théorie du donut »[7] qui est assez intéressante également. Ces outils sont constitués autour de l’idée de limites. Est-ce que ceux-ci ne permettraient pas de réconcilier le capitalisme avec le respect des limites ?
AC : – Je considère que le capitalisme ne peut pas être réconciliable avec la question de la prise en compte des limites. Intrinsèquement, le capitalisme favorise la démesure. On le perçoit parfaitement aujourd’hui par exemple à travers le consumérisme à outrance. Le productivisme et le consumérisme sont des expressions de la démesure et expérimentent tout à fait cette dimension-là. Donc je ne crois pas du tout à un capitalisme rénové qui nous permettrait de remettre et la production et la consommation en-deçà des limites planétaires. Le capitalisme, facilite, accélère, sollicite l’hubris.
Évidemment, il y a des systèmes divergents. Mais la Chine par exemple aujourd’hui, c’est un capitalisme autoritaire. La manière dont toute une partie de la population est contrôlée à travers les réseaux sociaux montre bien la perpétuation de l’hubris. Et il y a des milliardaires chinois comme il en existe aux États-Unis ou en Europe. La question de la quête de plus-value se pose de la même manière dans les régimes dits « socialistes » que dans les régimes capitalistes. On pourrait sans doute nuancer un peu plus. Mais pour avoir bien analysé l’évolution du capitalisme de ces cinquante dernières années, je ne vois pas en tout cas comment il pourrait se fixer ses propres limites pour revenir en-deçà des limites planétaires.
L’économie du donut ou les neuf limites planétaires sont pour moi plus de l’ordre du diagnostic qu’une réponse politique. Et mon livre n’est pas un livre programmatique, car des programmes politiques, il y en a suffisamment.
J’ai préféré m’intéresser, dans la deuxième partie du livre, à l’émergence des nouvelles pensées de l’écologie à laquelle on assiste depuis une vingtaine d’années, autour des « penseurs du vivant »[8]. Celui qui m’inspire le plus aujourd’hui, c’est Baptiste Morizot[9] qui a été l’un des premiers à mettre la question du vivant au centre de son approche philosophique. Il essaye, à partir de son expérience de terrain (il fait beaucoup de terrain), de dégager de nouveaux concepts issus notamment de la recherche en biologie et de déplacer un peu les schémas de pensée qui sont les nôtres depuis plusieurs siècles. Il y a aussi par exemple Vinciane Despret[10] et toutes celles et ceux qui se reconnaissent dans les œuvres de Bruno Latour[11] et de Philippe Descola[12], avec de nouvelles ontologies[13], comme en particulier celle de Descola sur la séparation entre la nature et la culture.
Librinfo : Ces penseurs du vivant sont néanmoins souvent critiqués pour leur éloignement de la question sociale. Clément Sénéchal[14] par exemple parle d’« écologie bourgeoise ». Comment se concilie cette pensée du vivant avec la question sociale ?
AC : -Alors je ne fais pas uniquement l’apologie des penseurs du vivant. Beaucoup restent en effet critiques par rapport au refus de tenir compte chez les penseurs du vivant de la conflictualité sociale, en ne prenant pas en compte à la fois les rapports de production et la lutte des classes, comme dans le concept de « classe écologique » de Bruno Latour[15]. Personnellement, je continue d’être sensible à la théorie marxiste. Réhabiliter la pensée de Marx par rapport à la question des enjeux écologiques, comme l’a fait notamment le philosophe japonais Kohei Saito, est très intéressant. Il démontre que Marx avait tout à fait compris qu’on allait finir par buter sur des limites planétaires, même s’il n’en parlait pas en ces termes. Kohei Sato préconise la décroissance. Je pense qu’effectivement la décroissance doit être remise au centre du débat. Le réformisme écologique est une impasse.
Librinfo : Comment pourrait-on concrètement mettre le vivant humain et non humain au cœur des politiques publiques ?
AC : – On est très loin encore aujourd’hui d’avoir des outils de politiques publiques qui nous permettent de répondre aux enjeux de la crise du vivant humain et non humain. Il y a un parallèle entre la crise du politique qu’on traverse aujourd’hui et la crise écologique. Comme si celle-ci remettait totalement en question la manière dont on a conçu les politiques publiques ces cinquante dernières années. Des politiques publiques qui sont assises sur la croissance et le travail qui sont aujourd’hui percutés de plein fouet par la crise écologique. Nous avons besoin de nouvelles modalités de construction et d’élaboration des politiques publiques.
La pensée de la décroissance reste à mon sens encore trop généraliste. Un livre comme Ralentir ou Périr de Timothée Parrique[16] est par exemple très intéressant mais il reste théorique et très généraliste. On a un vrai travail de fond à opérer pour ancrer la décroissance dans le réel des politiques publiques.
Librinfo : Ce livre n’est-il pas finalement une pierre supplémentaire au débat sur la nécessité pour l’écologie politique d’avoir un constat sans concession quant à la gravité de la situation ?
Oui on pourrait le résumer ainsi, un constat sans concession. C’est absolument indispensable car nous n’avons plus le temps. J’aborde également des sujets dont nous ne parlons pas suffisamment, comme la guerre et la surveillance des populations. Il est notamment très intéressant de bien montrer que les guerres se nourrissent et produisent du chaos et que le capitalisme se nourrit de ce chaos. Nous sommes aujourd’hui dans des guerres d’extermination absolue : on rase un peuple, une terre, des villes entières. On le voit à Gaza, on l’a vu en Ukraine, on l’a vu en Syrie avec des villes comme Raqqa[17], etc. On assiste dorénavant à des guerres qui ont comme objectif d’anéantir de manière absolue la terre en plus de celles et ceux qui vivent dessus. Par exemple sur la bande de Gaza, plus de 65% des terres agricoles sont aujourd’hui inutilisables[18]. On rase tout jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien.
Librinfo : Puisque vous êtes aussi enseignant, n’y a-t-il pas tout de même quelques raisons d’espérer vis-à-vis des nouvelles générations et vis-à-vis de leur rapport aux limites ?
AC : – Oui il y a des raisons d’espérer. On décrit une jeunesse gavée aux réseaux sociaux qui ne réfléchit plus, mais je ne suis absolument pas d’accord avec ça. En novembre dernier par exemple, j’ai participé à l’Agora de la décroissance prospère, organisée par une association de jeunes qui s’appelle Alterkapitae[19]. Il y avait environ 400 personnes dans la salle dont une majorité de jeunes. Beaucoup aujourd’hui réfléchissent et s’investissent dans une multitude de lieux d’expression critique du capitalisme et de la démesure, dans des tiers lieux, des logements partagés, des associations autour de la décroissance, etc. Toute une partie des jeunes générations a tout à fait conscience des enjeux qui sont les nôtres. Il n’y a donc pas de quoi être trop pessimiste. Par contre, la question c’est de savoir si ces générations peuvent avoir suffisamment de force pour faire basculer le système dans une direction qui soit soutenable par rapport aux limites planétaires. Je n’ai évidemment pas la réponse. »
Si le constat de ce livre est bien sans concession, finalement « le pire n’est pas toujours sûr » comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage.
Petit traité de la démesure, le pire n’est pas toujours sûr, d’Alain Coulombel, éd. Le bord de l’eau, 2024.
[1] Voir https://www.editionspoints.com/ouvrage/l-evenement-anthropocene-jean-baptiste-fressoz/9782757859599
[2] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Laudato_si%27
[3] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89rysichthon_(Thessalie)
[4] Voir https://www.albin-michel.fr/capitalisme-et-pulsion-de-mort-9782226186997
[5] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/GAFAM
[6] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Limites_plan%C3%A9taires
[7] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89conomie_du_Donut_(mod%C3%A8le)
[8] Lire par exemple https://www.lemonde.fr/les-penseurs-du-vivant/
[9] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Baptiste_Morizot
[10] https://fr.wikipedia.org/wiki/Vinciane_Despret
[11] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruno_Latour
[12] https://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Descola
[13] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Ontologie_(philosophie)
[14] Lire par exemple https://fracas.media/2024/09/19/clement-senechal-pourquoi-lecologie-perd-toujours/
[15] Lire https://lvsl.fr/en-finir-avec-la-classe-ecologique/
[16] Voir https://www.seuil.com/ouvrage/ralentir-ou-perir-timothee-parrique/9782021508093
[17] Ecouter par exemple : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-monde/retour-de-reportage-sur-les-ruines-de-raqqa-8489880
[18] Lire https://www.lemonde.fr/planete/article/2024/10/08/a-gaza-des-destructions-agricoles-sans-precedent-qui-accroissent-le-risque-de-famine_6346593_3244.html