Mardi 17 juin se tenait l’audience au tribunal administratif de Grenoble du jugement sur le fond concernant le projet de retenue d’eau à La Clusaz sur le plateau de Beauregard. Dans ses conclusions sans ambiguïté, la rapporteur public a préconisé l’annulation totale de l’arrêté préfectoral d’autorisation de la retenue du 20 septembre 2022 au motif de l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur permettant de déroger à l’interdiction de destruction des espèces protégées posée par l’article L. 411-1 du code de l’environnement. Un bon signal après cinq ans de mobilisation citoyenne, de travail juridique rigoureux et de défense acharnée du vivant et des biens communs. Un avertissement pour les porteurs de projet versés dans l’artificialisation de la montagne. Le verdict est attendu dans un mois.
Les recours juridiques auront-ils raison du projet controversé de la cinquième retenue d’altitude de La Clusaz la retenue d’eau de « la Colombière » sur le plateau de Beauregard à 1540 m d’altitude ? Pour rappel ce projet aura notamment vu naître les premières ZAD d’altitude, en 2021 et en 2022 « La CluZAD », et le rassemblement des Soulèvement de la terre, le Grondement des Cimes en juin 2022 avec un déploiement de la gendarmerie encore inédit en montagne pour un événement totalement pacifique.

1ère victoire juridique avec le référé suspension en octobre 2022 ©Sandra Stavo-Debauge
Un projet controversé dévoilé en 2020
Dévoilé par la commune de La Clusaz fin 2020, ce projet de cinquième retenue d’eau d’une capacité de 148 000m3 destinée majoritairement à l’enneigement artificiel, eau prélevée dans la source de la Gonière 4 km en aval à 1200 m d’altitude avait été déclaré d’utilité publique par le préfet de Haute-Savoie le 19 septembre 2022 bien qu’en plein corridor écologique et menaçant de nombreuses espèces protégées, mais aussi une tourbière remarquable. Le 29 septembre 2022, les associations opposées au projet (FNE AURA, FNE Haute-Savoie, Mountain Wilderness France, La Nouvelle Montagne et la LPO AURA) déposaient un référé-suspension pour empêcher le début des travaux. Le 25 octobre 2022, première victoire au tribunal ; le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble suspendait l’exécution du préfet de Haute-Savoie au motif que « l’intérêt public qui découle de la réalisation d’une retenue collinaire essentiellement destinée à assurer l’enneigement artificiel de la station est insuffisant à remettre en cause l’urgence qui tient à la préservation du milieu naturel et des espèces qu’il abrite ». La ZAD était levée ce même jour. Depuis, les associations attendaient le jugement sur le fond. Entre-temps, en septembre 2023 le maire de La Clusaz prenait une décision de bon sens avec un moratoire sur cette retenue d’altitude, en attendant le verdict du jugement sur le fond.
Une audience rapide, des échanges succincts
Ce mardi 17 juin, lors de l’audience au tribunal administratif de Grenoble, ni le maire, les élus de la Clusaz, ou le préfet n’ont fait le déplacement. Du côté des associations, une représentante de Mountain Wilderness a assisté à l’audience, ainsi que la juriste de la FNE 74, Julie Rambaud. Les représentants de La fédération de pêche de Haute-Savoie qui contestait l’arrêté en deuxième audience se sont également déplacés.
Le déroulé de l’audience s’est articulé en plusieurs temps : la lecture des conclusions de la rapporteure, qui a préconisé l’annulation totale de l’arrêté préfectoral d’autorisation de la retenue du 20 septembre 2022 au motif de l’absence de raison impérative d’intérêt public majeur permettant de déroger à l’interdiction de destruction des espèces protégées posée par l’article L. 411-1 du code de l’environnement. Pour appuyer ses conclusions d’absence d’intérêt public majeur pour cette retenue, elle a notamment souligné les nombreux zonages de protection du secteur (Natura 2000, ZNIEFFs, arrêtés de biotope). En soulignant le fait que 65% des enneigeurs envisagés seraient situés en dessous de 1800 mètres d’altitude, et que les liens entre les 1800 emplois allégués et la station n’étaient pas démontrés, elle a rappelé le manque de pérennité des intérêts économiques au regard des impacts sur les intérêts environnementaux, en particulier sur la faune, la flore et la ressource en eau. Elle a pointé l’insuffisance de l’étude d’impact sur la ressource en eau, et estime que des solutions alternatives existent pour l’alimentation en eau potable (sources, bâches). Elle a aussi rappelé que le projet n’était pas soutenu par le public avec 81% d’avis négatifs lors de l’enquête publique.
Des arguments appuyés sur des rapports récents
Ont suivi les plaidoiries des parties. Maître Aurélie Cohendet, avocate des cinq associations requérantes (FNE AURA, FNE Haute-Savoie, Mountain Wilderness France, La Nouvelle Montagne et la LPO AURA), a pris la parole pour apporter des compléments à la procédure écrite. Elle s’est d’abord appuyée sur l’étude du doctorant Jonathan Cognard[1] qui relève que « l’augmentation des investissements dans la production de neige n’a pas eu d’effet significatif sur la performance économique des stations. » Selon elle, « cette étude mérite d’être connue car La Clusaz dit qu’il est nécessaire d’enneiger les pistes pour la viabilité économique et la survie de la station, or, l’étude révèle que l’argument économique ne tient pas. » Puis elle a fait valoir le Rapport de la Cour des comptes de 2024[2] afin de démonter cette chimère que constitue l’affirmation des porteurs de projets selon laquelle « le ski finance la transition ». Elle a également démonté l’argument de l’eau potable « en raison d’une prévision démographique largement surestimée. J’ai insisté sur le fait que les espèces protégées allaient être détruites pour permettre essentiellement l’enneigement artificiel. »Elle a aussi mis en lumière une nouvelle donnée : le classement en 2025 par l’UICN des pessières (forêts d’épicéas) comme quasi-menacées. Ces forêts concernées par le défrichement prévu pour cette retenue, n’étaient jusqu’ici pas reconnues par l’UICN comme particulièrement vulnérables : « Les forêts montagnardes étaient peu protégées, or ce classement va changer la donne. » Par ailleurs, l’avocate a dénoncé l’absence d’analyse de l’impact de fonctionnement d’un ouvrage et l’impact de la mise en place des canons à neige sur le terrain : « Ils parlent de poser des perches, comme s’il s’agissait de planter des arbres. En réalité, ce sont des terrassements colossaux, or ils sont totalement absents du dossier.» Enfin, elle a insisté pour que la rapporteur conclut à l’annulation totale de l’arrêté pour absence de raison impérative d’intérêt public majeur.
Une défense peu convaincante
La commune de La Clusaz par la voix de son conseil a ensuite pris brièvement la parole, soulignant la solidité du dossier technique et la réalisation d’études complémentaires, notamment hydrologiques, bien qu’elles aient été produites a posteriori de l’arrêté d’autorisation, point faible relevé aussi par la rapporteur public.
Quant à la préfecture de Haute-Savoie, elle n’a formulé aucune observation orale, se bornant à ses écritures.
En deuxième audience, l’avocat de la fédération de pêche de Haute-Savoie, a fait valoir l’insuffisance de l’étude d’impact hydrologique et le risque de destruction de toute vie piscicole sur le ruisseau le Nom, les truites ayant déjà disparu sur une partie du Nom. Il a souligné que les vidanges de la retenue conduiraient à une forte dégradation de la qualité écologique d’un cours d’eau pour l’heure identifié comme en bon état par le SDAGE (schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux) et l’incompatibilité de ce projet avec le SDAGE. Il a enfin rappelé le volet pénal du dossier ; La commune ayant écopé d’une amende fin mai suite aux prélèvements illégaux d’eau (Cf. https://librinfo74.fr/gestion-de-leau-la-clusaz-a-lamende/ ).
Des conclusions favorables, mais une prudence maintenue
Julie Rambaud, juriste chez FNE 74, confirme que la rapporteur public a bien suivi la démonstration des associations : « Elle a reconnu que les intérêts économiques mis en avant par La Clusaz étaient insuffisants au regard de l’impact sur les enjeux environnementaux et qu’à ce titre ne permettent pas de caractériser cette raison impérative d’intérêt public majeur. »
Pour Maître Aurélie Cohendet, ces conclusions favorables sont une victoire d’étape, même si la prudence reste de mise jusqu’au délibéré et au jugement final qui sera produit sous un mois : « Le rapporteur public est un magistrat indépendant fait une pré-analyse du dossier et suggère une solution au tribunal, il ne siège pas lors du jugement. Il arrive que le tribunal ne suive pas l’avis du rapporteur, même si c’est rare », souligne-t-elle. Pour Julie Rambaud, la rapporteure publique a été assez claire : « elle n’a pas laissé de place au doute sur cette absence de raison impérative d’intérêt public majeur. J’aurai du mal à comprendre que le délibéré n’aille pas dans ce sens, même si on n’est jamais à l’abri. »
Si les juges suivent les conclusions de la rapporteur public, ce jugement pourrait devenir un précédent juridique s’il venait à annuler une retenue collinaire destinée à la neige artificielle pour motifs environnementaux. Un cas encore inédit à ce jour.
Si l’ombre des aménagements plane sur les futurs sites hôte des JOP 2030, notez qu’aucune discussion sur les Jeux Olympiques et paralympiques 2030 n’a été évoquée pendant l’audience.
Le verdict est désormais entre les mains des juges et. En attendant, les associations environnementales espèrent que les conclusions de la rapporteure marqueront un tournant contre l’artificialisation croissante de la montagne. Elles saluent un signal fort en faveur de la préservation du vivant, mais refusent de crier victoire trop tôt, La commune de La Clusaz pouvant toujours faire appel de la décision. Le vent semble néanmoins tourner en faveur de celles et ceux qui défendent une vision autre de la montagne que celle du « tout ski ».
Sandra Stavo-Debauge
[1] https://alpinemag.fr/production-neige-economie-ecologie-retenues-altitude-these-jonathan-cognard/
[2] Extrait du Rapport de la Cour des comptes : « La mobilisation de ressources financières importantes en faveur de la production de neige est au contraire susceptible d’entretenir un « sentier de dépendance » au ski, ne laissant que peu de place à l’invention d’alternatives. »