Ce 10 mars au soir avait lieu à l’ECREVIS une soirée de concert et débat autour du thème de l’enseignement. Si le ton était plutôt musical et festif, le constat sur l’état actuel de l’éducation nationale s’est avéré implacable. En Haute-Savoie comme ailleurs, enseigner aujourd’hui relève du sport de combat et il est urgent de redonner du sens à ce qui était censé être le « plus beau métier du monde » :

10 mars à l’ECREVIS ©Benjamin Joyeux
Soirée festive, débat sérieux
La salle de rez-de-chaussée du désormais célèbre tiers-lieu l’ECREVIS à Meythet s’est très vite remplie à partir de 20h, ce mardi 10 mars, pour accueillir un « cabaret politique ». Le concept : de la musique festive et des séquences de jeux autour d’un thème très politique. Puisqu’il paraît que la musique adoucit les mœurs, après tout pourquoi pas ? Etant donné l’état de l’actualité, ça ne peut pas faire de mal.
A la manœuvre de la soirée, le nouveau collectif Gagner ! en Haute-Savoie avec François Ruffin, branche départementale de soutien au célèbre député-reporter, en partenariat avec le collectif GYPAETES[1] et les syndicats FSU 74 et CGT éduc’action.
Un peu avant 20h, Thibaut chauffe déjà la salle avec son accordéon et un petit groupe de musiciens sur des reprises parodiques du répertoire de la chanson française, tandis que la file grandit à la tireuse à bière, qui semble fatiguée face à l’afflux de demandes. On aperçoit dans un coin Gilles Perret, le réalisateur haut-savoyard, désormais célèbre pour son récent César venu récompenser son documentaire La ferme des Bertrand[2], et surtout son discours engagé lors de la remise du prix[3]. La musique laisse rapidement la place au débat sur le thème de l’éducation.
Manque de profs : « c’est de pire en pire »
L’invité principal de la soirée est Mathieu Bosque, journaliste et président du mouvement Picardie Debout[4], venant tout juste de sortir un ouvrage intitulé A la recherche des profs perdus[5], dont le titre résume parfaitement la problématique récurrente du manque de professeurs dans les établissements scolaires du pays, et plus globalement la crise de l’école.
Soulignant la tendance ces dernières années à multiplier les contractuels pour pallier les absences structurelles d’enseignants (par exemple entre 2015 et 2021, la part de contractuels dans l’Education nationale est passée de 14,5 à 22%[6]), pour le journaliste : « L’école incarne véritablement l’échec de nos élites ».

De gauche à droite, Emmanuel Duchier, Mathieu Bosque, Emilie Ducret et Gilles Perret ©Benjamin Joyeux
La Haute-Savoie n’est pas épargnée, bien au contraire, étant donné le constat dressé par chaque intervenant après le journaliste, comme en témoigne Céline Troszczynski, secrétaire départementale de la FSU : « Dans les secteurs de St-Julien-en-Genevois et d’Annemasse, dès la rentrée il manque des profs, et c’est de pire en pire. Il n’y a plus d’enseignants, alors on fait appel aux contractuels qui restent entre deux et trois jours, quinze jours au maximum. » Emmanuel Duchier, professeur d’Anglais et syndiqué à la CGT, tient à souligner qu’il y a une volonté politique de ne pas recruter : « Qui les cherche les profs ? Les parents, les élèves cherchent oui, mais pas l’administration, pas le gouvernement ! » Rien que sur la Haute-Savoie, on compte actuellement 130 professeurs des écoles non remplacés par jour[7]. Sans compter que ce problème global d’effectif se double d’une profonde crise de sens du métier.
Redonner du sens à l’enseignement
Pour Emilie Ducret, prof d’EPS et syndiquée FSU, rappelant que des centaines d’heures d’enseignement ont été supprimées au collège et au lycée depuis 2016 : « Toutes les solutions proposées actuellement vont à l’encontre de l’intérêt général et de celui des élèves. » Pour la militante syndicale : « On n’est plus vraiment des profs, on est devenu des marchands de notes », soulignant que les réformes successives, les multiples procédures et les évaluations permanentes ont été particulièrement « destructrices », provoquant une grande « absence de sens » parmi les membres du personnel éducatif. Il ne s’agit pas que des salaires trop bas, comme on l’entend souvent.
Cette crise du sens est accentuée par certaines injonctions venues d’en haut, comme le vademecum sur la laïcité[8], vidant certaines disciplines de leur sens pour les remplacer par des soi-disant « valeurs de la République » sans véritable réflexion, comme le souligne Muriel Cahen, prof en prépa et engagée dans le collectif GYPAETES.
Sans compter également cette spécificité bien française, comme le souligne ensuite Julien Deprez, prof en lycée agricole et membre du SNETAP-FSU[9], d’avoir tendance à déconsidérer les filières professionnelles comme la sienne, indiquant par exemple « qu’en Suisse, on ne déconsidère pas celles et ceux qui choisissent les filières professionnelles », et rappelant à toutes fins utiles que sur les 119 lycées agricoles que compte la région Auvergne-Rhône-Alpes, il n’y en a que 28 de publics.

Julien Deprez au micro, 10 mars 2025 ©Benjamin Joyeux
Un constat calamiteux sur l’état de l’enseignement en France, qui a plus que jamais besoin de retrouver du sens, et surtout « en plus de la question des salaires, de la dignité et de la reconnaissance », comme le souligne Gilles Perret.
Les presque deux heures de débat, entrecoupées d’un quizz bienvenu pour détendre l’atmosphère, se concluent tout de même par des pistes de solutions qui existent, heureusement nombreuses, en prenant la peine d’écouter enfin ce qui émane du terrain.
En tous cas, si l’on pense comme Victor Hugo que « l’éducation, c’est la famille qui la donne ; l’instruction, c’est l’Etat qui la doit », l’Etat français a du pain sur la planche.
Benjamin Joyeux
[1] Pour Groupe de la Yaute Participatif, EcologisTE et Social, voir https://www.facebook.com/collectifgypaetes74/
[2] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Ferme_des_Bertrand
[3] Voir https://www.youtube.com/watch?v=J0e1lBcdlUw
[4] Voir https://www.picardiedebout.fr/
[5] Voir https://editionsdelaube.fr/catalogue_de_livres/a-la-recherche-des-profs-perdus/
[6] Lire par exemple https://www.aefinfo.fr/depeche/661708-en-5-ans-la-part-de-contractuels-a-l-education-nationale-est-passee-de-145-a-22
[7] Lire par exemple https://www.francebleu.fr/infos/education/haute-savoie-on-compte-130-professeurs-des-ecoles-non-remplaces-par-jour-dans-le-departement-c-est-catastrophique-6253070
[8] Voir https://www.education.gouv.fr/la-laicite-l-ecole-12482