PHILOSOPHIE. Le sourire.
La vie humaine n’a de sens que par le sourire qui l’éclaire devant l’évidence pleinement reconnue et acceptée de son absence de sens.
Comment rendre compte de ce sourire que tous les sourires imitent ou parodient et dont certains sont d’affreuses grimaces à peine déguisées ?
Interrogés sur le sens du sourire, les gens répondent qu’il est pour eux le signe du plaisir et de la bienveillance, une marque de gentillesse avec, parfois, une pointe d’ironie, ou bien la réaction réflexe à une situation comique (au sens de Bergson) c’est-à-dire une succession très rapide de tension (liée à une peur) et de relâchement (la peur s’étant avérée sans objet).
On apprendrait beaucoup si l’on se mettait à l’école du sourire, si l’on écoutait le sourire, si on se laissait éclairer par lui et, sans doute, on serait surpris des profondeurs insoupçonnées sur lesquelles il nous ouvre.
Pour la volonté de vivre, pour la sécurité, pour le confort, rien n’est plus dangereux que le sourire.
Non seulement il offre à son destinataire une voie d’accès à notre intimité (si, bien sûr, ce n’est pas un faux sourire destiné à piéger l’autre), mais il offre à notre propre conscience une perspective sur notre fragilité et, peut-être plus, sur notre vanité.
Le sourire montre l’extrême superficialité de notre profondeur. Il fait savoir à qui veut bien le voir à travers l’image que nous donnons en guise de nous-mêmes, l’incertitude de notre être ; il fait voir très clairement que l’au-delà des apparence est vide.
En termes d’apparence et, pour qui est attaché à l’importance de l’ego, ce que révèle le sourire est violent.
C’est pourquoi la plupart des gens préfèrent ses imitations, c’est pourquoi toutes les sectes et religions s’en méfient. Le sourire est, pour la croyance, ce qu’est la lumière pour l’obscurité, ce qu’est, ce que fut, la bombe atomique pour Hiroshima.
Ce qui paraît paradoxal et rend difficile la compréhension du sourire pour beaucoup, c’est sa parenté, plus que sa parenté, son identité avec ce qui nous tue, que ce soit la vieillesse, la maladie, l’accident, lesquels ne sont finalement que des prétextes. Car ce qui nous tue -j’allais dire : « réellement »-, c’est uniquement le sourire dans la mesure où celui-ci est simplement la révélation du vide ou le démenti du mensonge ou l’évanouissement du vain ou l’éclatement de la bulle ou l’aveu du mythe… Autant d’images qui peuvent aussi représenter la mort.
Disons seulement que la plupart des sourires restent imparfaits ou incomplets et ressemblent davantage à des éclaircies par temps sombres ou à d’« obscures clartés qui tombet des étoiles», voire à des journées ensoleillées si l’on admet que la plus grande lumière que nous puissions supporter est sombre encore par rapport à celle qui va nous effacer.
L’excès de lumière est un mortel sourire.
Comme le monde sublunaire est l’espace de la lumière, la vie humaine est le lieu du sourire et, cependant, celle-là ne peut durer que si elle est protégée de celui-ci.
Nous ne sommes pas prêts, psychologiquement, à reconnaître que ce qui nous rend le plus heureux est ce qui nous fait courir le plus grand danger. Nous sommes encore tellement conditionnés à croire que le pire des malheurs est la mort ! Et, en même temps, ce n’est pas faux car la vie, qui est un empêchement au sourire, est le seul moyen d’en jouir.
Nous le savons, malgré tout, que le jeu avec la mort est ce qui donne sel à la vie, nous savons à quel point sans la mort, la vie serait insipide, sans le sourire.
Irons-nous jusqu’à dire que la mort est ce qui rend la vie souriante ?
Pourquoi pas. Que la vieillesse n’est autre que la révélation de l’illusion que fut la jeunesse, un sourire encore et d’humour, parce que c’est le même qui, devenu vieux, est devenu le sourire de sa propre jeunesse. Celle-ci, lorsqu’elle riait de tout, ne se doutait pas qu’elle allait, sous une toute autre forme, rire ainsi d’elle-même.
La maladie peut apparaître comme la santé qui avoue sa fragilité, l’hiver rit de l’été et le sage sourit à l’idée de la folie qui se riait de lui.
Le sourire est la forme spirituelle de la souffrance ou la souffrance devenue lucide. Il est danse du corps et poésie du verbe.
Sourire « sans conscience n’est que ruine de l’âme » et, surtout, souffrance du « moi ». Sourire sans conscience est grimace et douleur.
Mais alors même que « je » pleure, ce qui sourit, lui, ne meurt pas.
Étant bien évident qu’il vaut mieux être celui qui rit que celui dont on rit et, sachant que rien n’est plus risible que « moi », ce ridicule objet de foi, il apparaît clairement qu’il vaut mieux prendre ses distances avec ce foutu personnage qui joue trop sérieusement le « je ».