« Par la fenêtre ou par la porte » : Orange amère mais instructive pour l’ensemble des salarié.es

Le film Par la fenêtre ou par la porte était projeté ce mercredi soir au cinéma le Parnal de Thorens-Glières, en présence de son réalisateur. Ce documentaire, qui suit le combat syndical des salarié.es de France Télécom lors de sa privatisation et de la terrible vague de suicides que connût l’entreprise, résonne tout particulièrement aujourd’hui, alors que les chiffres de la souffrance au travail ne cessent d’augmenter et que de plus en plus de personnes cherchent à redonner du sens à leurs activités professionnelles. Un film dont on peut tirer des leçons pour l’ensemble du monde du travail :

écran du Parnal, 17.01.2024 ©Benjamin Joyeux

Ce mercredi 17 janvier au soir, malgré la pluie intense, une quarantaine de personnes se sont retrouvées au petit cinéma Le Parnal de Thorens-Glière afin d’assister à la projection du film Par la fenêtre ou par la porte, suivie d’un débat d’environ une heure avec son réalisateur.  Ce documentaire de Jean-Pierre Bloc, sorti dans les salles en novembre dernier, retrace les grandes étapes du combat syndical des salarié.es de France Télécom devenue Orange, lors du processus accéléré de privatisation de l’opérateur dans la deuxième moitié des années 2000.

C’est le moment où l’entreprise est dirigée par un trio néolibéral « de choc » aux méthodes de management pour le moins contestables : Didier Lombard en est le PDG, secondé par Louis-Pierre Wenès, son « cost killer », et Olivier Barberot, alors DRH du groupe. Ceux-ci se sont fixés comme mission de se débarrasser de 22 000 salarié.es pour rassurer les marchés, que ce soit « par la fenêtre ou par la porte », expression malheureuse alors utilisée par Didier Lombard lors d’un séminaire des cadres du groupe à Paris en octobre 2006 et choisie comme titre du film de Jean-Pierre Bloc.

Un histoire nécessaire vue de l’intérieur

Le film retrace tout d’abord utilement les grandes étapes de l’histoire de l’opérateur téléphonique français[1] : dans les années 60, les PTT (pour « postes, télégraphes et téléphones ») constituent alors une administration d’Etat florissante de centaines de milliers de fonctionnaires. Mais celle-ci prend beaucoup de retard sur la fourniture de lignes téléphoniques pour l’ensemble des Françaises et des Français, tandis que la demande explose dans les villes comme à la campagne. Dans les années 70, l’Etat, ses ingénieurs et ses industriels mettent alors les bouchées doubles pour rattraper leur retard et développer un réseau téléphonique extrêmement dense, devenant un service public parmi les plus performants au monde. Mais les années 80 sont celles du début des grandes vagues de privatisations décidées à l’échelle européenne, pour réorganiser le secteur des télécommunications sur le modèle des Etats-Unis et disposer de grandes entreprises commerciales internationales cotées en bourse.

A l’époque la mode n’est plus au service public et au fonctionnariat, même si les dirigeants français, de droite comme de gauche, renâclent à l’avouer. La Direction générale des télécommunications, qui est alors encore une administration, prend ainsi le nom de France Télécom le 1er janvier 1988. Les années 90 sont ensuite celles de l’entrée en bourse et du départ de 40 000 fonctionnaires en dix ans, tandis que les dettes ne cessent de s’accumuler. C’est dans ce contexte de profonde transformation à marche forcée de la téléphonie française qu’arrive en 2005 le triumvirat dirigeant aux méthodes managériales plus que brutales.

Le premier intérêt du film est ainsi de resituer dans son contexte historique ce qui va amener à la terrible vague de suicides qui va frapper France Télécom entre 2005 et 2010, et ce vu de l’intérieur car le documentaire est parsemé des témoignages d’anciens salarié.es et syndicalistes du groupe. Il faut savoir que Par la fenêtre ou par la porte a été réalisé à l’initiative d’un collectif de syndicalistes de France Télécom pour justement garder une trace de toute cette histoire vue par celles et ceux qui l’ont subie de plein fouet.

De la souffrance à la reconnaissance

Le second intérêt du film est de montrer le combat inédit et acharné qui a dû être mené par les organisations syndicales de France Télécom, dont Sud-PTT qui en a été un des principaux protagonistes, contre une direction mue uniquement par une logique technocratique totalement hors sol et déshumanisée. Les multiples témoignages démontrent l’ampleur de la souffrance qui a été vécue par des milliers de personnes et qui a provoqué des dizaines de suicides et tentatives de suicides, qualifiés de « mode » par Didier Lombard en septembre 2009[2], lançant une polémique supplémentaire qui finira heureusement par lui coûter sa place.

Après de longues années de luttes syndicales parsemées de doutes, le 20 décembre 2019, le tribunal correctionnel de Paris rend enfin son verdict et condamne les trois prévenus et anciens dirigeants du groupe Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot à un an de prison, dont quatre mois fermes, et 15 000 euros d’amende, déclarés coupables, ainsi que leur entreprise, de « harcèlement moral institutionnel » pour leur management « jusqu’au-boutistes ». Une condamnation confirmée mais revue à la baisse par la Cour d’appel en septembre 2022[3]. Même si les peines paraissent bien légères face à l’ampleur des souffrances et du nombre de victimes d’un management totalement toxique, il y a pour la première fois la reconnaissance d’un « harcèlement moral » totalement « institutionnalisé » au sein d’un grand groupe du CAC 40 et de hauts dirigeants sont condamnés par la justice. Dans cet univers où règne habituellement l’impunité totale, ce combat syndical constitue ainsi une leçon pour l’ensemble du monde du travail.

Jean-Pierre Bloc au Parnal le 17.01.2024 @Benjamin Joyeux

Une leçon de résistance

Au final, l’intérêt principal du film de Jean-Pierre Bloc est de porter un regard social et historique sans concession sur ce qu’est devenu le monde du travail au prisme de l’évolution de France Télécom-Orange. Il démontre la nécessité de ne pas se laisser faire face à des processus de privatisations rampantes, de management toxique et de politiques du chiffre confinant à l’absurde, là où toutes et tous sont en demande de sens dans l’exercice de leur métier.

A l’heure où le « quoi qu’il en coûte » est à la mode, consistant surtout à réduire les droits des salarié.es, diminuer leurs allocations chômage et rallonger leur durée de cotisations, sur fond d’explosion des profits et des dividendes des actionnaires, Par la fenêtre ou par la porte redonne des couleurs et du sens à l’engagement collectif et syndical et à l’intérêt du droit comme outil de lutte au bénéfice de toutes et tous.

Comme le dit Jean-Pierre Bloc ce mercredi soir suite à la projection, son film consiste en un « appel qui puisse interpeler la représentation nationale pour qu’elle s’occupe enfin des conditions de travail ». A bon entendeur…

Car comme s’interroge à raison Tuco dans Le bon, la brute et le truand : « Si on travaille pour gagner sa vie, pourquoi se tuer au travail ? »

Benjamin Joyeux

* Pour aller plus loin : – Lire Orange stressé. Le management par le stress à France Télécom, du journaliste Yvan du Roy, publié aux éditions La Découverte en septembre 2009.

[1] Lire notamment https://fr.wikipedia.org/wiki/France_T%C3%A9l%C3%A9com

[2] Lire par exemple https://www.leparisien.fr/politique/il-faut-mettre-un-point-d-arret-a-cette-mode-du-suicide-30-12-2009-759800.php

[3] Un an de prison assorti en totalité du sursis, lire https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/09/30/harcelement-moral-a-france-telecom-peine-allegee-en-appel-pour-l-ex-pdg-didier-lombard_6143819_3224.html

 

Auteur: Benjamin Joyeux

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