Le terrorisme est injustifié mais tout l’explique. De l’écrivain uruguayen, Jorge Majfud.
Rien de tel, pour réfléchir sur nous-mêmes, que de se renseigner sur la façon dont les autres nous voient. Ce regard d’un écrivain latino-américain me semble plein d’enseignements.
Le plus grand péril qui menace l’Occident se trouve en Occident même : il suffirait de rappeler que si la démocratie, la lutte pour les libertés individuelles et pour les Droits de l’Homme sont bien occidentaux, il n’en demeure pas moins que sont aussi occidentaux la censure, la persécution, la torture, les camps de concentration, la chasse aux sorcières, la colonisation par la force des armes ou du capital, le racisme etc.
Comme nous l’enseigne l’histoire, des ennemis qui se combattent de façon aveugle et obsessive, tôt ou tard finissent par se ressembler. C’est ce qui est plus ou moins arrivé durant ce qu’on appelle la Reconquête en Espagne. Sauf qu’en ce temps-là la tolérance politique et religieuse était plus abondante dans l’Espagne islamique que dans l’Espagne catholique. L’idée que dans la pratique les juifs, les chrétiens et les musulmans aient pu vivre et travailler ensemble est restée longtemps inacceptable avec la nouvelle tradition apportée par les rois catholiques. Après l’expulsion des maures et des juifs en 1492 il y a eu des nettoyages ethniques, linguistiques, religieux et idéologiques.
Revenons au présent. Nous voyons qu’une enquête récente montre que 62% des allemands non musulmans considèrent que l’Islam est incompatible avec le « Monde occidental », ce qui montre que l’ignorance n’est pas incompatible avec l’occident. Il y a à peine un siècle, une grande majorité pensait la même chose des juifs en Allemagne et, aux Etats-Unis, on craignait une imminente invasion de catholiques fanatiques traversant l’Atlantique jusqu’à la terre de la liberté. L’enquête est publiée par le Wall Street Journal sous le titre: « L’Allemagne se repose la question de la place de l’Islam dans sa société ». Des titres semblables abondent ces jours-ci. C’est comme si à cause de l’existence du Ku Klux Klan un journal publiait en première page : « Les Etats-Unis se reposent la question de la place du christianisme dans sa société ». C’est ce type d’ignorance qui est (peut-être) un vrai péril pour l’Occident : l’ignorance de la liberté d’expression sous toutes ses formes et la tolérance de la diversité, ce pourquoi maintenant les leaders du monde se déchirent leurs vêtements (et profitent, une fois de plus, d’une parfaite opportunité pour se montrer sur les photos en défilant a la tête des masses).
Si nous pouvions mesurer objectivement en termes mathématiques le péril des actes barbares, tels que ceux de Paris, nous pourrions voir clairement que les possibilités de mourir de n’importe quel citoyen dans un acte semblable, sont infinitésimales en comparaison du danger réel existant de quelqu’un qui nous tire dessus parce que notre voiture lui plait ou parce que notre façon de nous vêtir ou de nous exprimer ne lui plaisent pas. Les massacres quotidiens, dans des pays comme les Etats-Unis ou le Brésil, sont pris de façon tellement naturelle que chaque matin, dans les informations, ils viennent après les pronostics météos. Qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, de la même façon, chaque jour des énergumènes tirent sur des gens au hasard. Mais cela n’est pas une nouvelle et ça ne scandalise personne. Premièrement parce que nous sommes habitués ; deuxièmement parce que les groupes qui ont du pouvoir dans la société ne peuvent pas trop capitaliser ce type de violence. Au contraire, c’est un marché secret.
Maintenant, si quelqu’un tue cinq ou neuf personnes et s’il le fait sous l’égide du drapeau de l’ennemi, alors toute une nation et toute la civilisation sont en péril. Parce que pour le pouvoir il n’y a rien de meilleur que ses propres ennemis.
Bien sûr, on pourrait argumenter qu’il s’agit d’un problème de valeurs. Mais il y a en cela une grossière erreur de jugement. L’idée répétée que l’Islam promeut la violence, et que pour cette raison il est nécessaire de limiter, voire exclure ses disciples, met en sourdine le fait que cette religion compte plus d’un milliard de disciples et une infinitésimale partie commettant des actes barbares, en incluant aussi les fanatiques de l’Etat Islamique. D’autre part, les lois religieuses comme celle de la lapidation pour une femme infidèle, ne sont pas dans le Coran mais dans la Bible ; dans certains passages, la Bible tolère et même recommande l’esclavage et la soumission et aussi le silence de la femme. Quelqu’un oserait-il accuser le christianisme d’être une religion raciste, machiste et violente ? Une fois de plus : il ne s’agit pas de la religion : c’est la culture.
Mais le récit de la réalité est plus puissant que la réalité. Ceux qui identifient l’Islam avec la violence, ils ne le font pas seulement par intérêt tribal, par préjugés raciaux ou culturels ; ils le font aussi parce qu’ils méconnaissent ou préfèrent ne pas se souvenir des croisades qui durant des siècles, ravagèrent des peuples entiers sur le chemin de l’Europe à Jérusalem, c’est-à-dire du monde barbare vers le centre civilisé de l’époque, et dont les acteurs n’étaient pas des musulmans mais des chrétiens, chrétiens comme n’importe quel chrétien ; ils méconnaissent ou préfèrent ne pas se souvenir que les inquisiteurs qui torturèrent et brulèrent vifs des dizaines de milliers de personnes durant des siècles pour le seul fait de ne pas observer le dogme, étaient chrétiens, non pas musulmans ; que les plus récentes hordes du Ku Ku Klan sont des chrétiens et non des musulmans ; ils méconnaissent ou préfèrent ne pas se souvenir que Francisco Franco, Hitler et presque tous les sanglants dictateurs qui, en Amérique Latine, ont séquestré, torturé, violé et tué des innocents ou coupables de dissidence avaient l’habitude d’aller à la messe alors que la hiérarchie ecclésiastique de l’époque bénissait ses armes et ses actions.
Mais nous serions intellectuellement des barbares si, sur la base d’un tel passé et présent, nous terminions en jugeant que le christianisme est une religion violente (ainsi, de façon singulière), une potentielle menace pour la civilisation.
Les actions actuelles du terrorisme islamiste ne sont pas seulement la conséquence d’un long développement historique. Evidemment, ils doivent être condamnés, poursuivis et assujettis avec tout le poids de nos lois. Mais nous serions mortellement simplistes si nous croyions que notre civilisation est en danger. Si elle est en danger c’est à cause de nos propres déficiences qui englobent les opportunistes réactionnaires qui attendent les actions de l’ennemi pour étendre leur contrôle idéologique, politique et moral sur le reste de leurs sociétés propres.
Pour ces gens peu importe que le policier assassiné pour défendre Charlie Hebdo ait été un musulman, ni l’employé de la boutique casher qui a sauvé sept juifs en les cachant dans une chambre froide. Ce qui importe est de nettoyer leurs pays des « autres », des ceux qui « viennent d’arriver », comme si eux-mêmes étaient les propriétaires de leurs pays.
Le terrorisme ne se justifie en rien, mais il s’explique avec tout. Regarder l’histoire de plus d’un siècle d’interventionnismes et agressions occidentales au Moyen Orient n’est pas un détail ; c’est un devoir. Pour deux raisons : premièrement parce que c’est une partie fondamentale pour comprendre le présent ; deuxièmement parce que le passé si divers soit-il, démontre sans aucun doute, que la violence n’est la propriété d’aucune religion mais de cultures déterminées, dans des moments déterminés, dans des conditions politiques et sociales déterminées.