Le témoignage de Pierre Launay, un ami français de la famille Muslija expulsée hier du centre Georges Bonnet.

Nous publions ce témoignage qui a le mérite de décrire de l’intérieur le parcours d’une famille kosovare et les raisons qui font que la famille de Pierre Launay a lié d’amitié avec Eminé Muslija et ses cinq filles ; cette famille expulsés hier, vendredi 19 avril par les airs au Kosovo. Bien sûr nous devons prendre ce texte comme un témoignage. Peut-être comporte-t-il des imprécisions, des interprétations, mais nous avons jugé que sa sincérité était suffisante pour qu’il puisse être diffusé.

Voilà comment ça s’est passé.
Nous avons appris qu’il y avait à l’école de notre fille, une famille kosovare qui risquait d’être expulsée. Le Réseau Education Sans Frontières a beaucoup communiqué à ce propos, envoyé des messages, des mails, ce genre de choses. On dit que c’est une famille sans père, avec plein d’enfants très jeunes, que leur maison au Kosovo a brûlé…
Il a été question de signer une pétition.
J’étais plein de doutes sur les motivations des uns et des autres, sur la réalité des faits qu’on annonçait.
J’ai voulu vérifier.
Poussé par les propagandes diversement malveillantes à l’égard de la situation des immigrés clandestins, j’ai tout d’abord voulu savoir si la situation était telle que décrite : une femme seule avec cinq filles. Les questions les plus simples se présentaient à l’esprit : est-elle vraiment seule ? Ces cinq filles sont-elles vraiment les siennes ?

Devant la menace de leur départ imminent, nous avons agi au plus simple : nous les avons invitées chez nous. Nous avons même envisagé, pour empêcher ce départ, de les séparer, ayant entendu dire que les expulsions étaient rendues impossibles si les fratries n’étaient pas complètes au moment du départ. Nous en avons parlé avec elles. C’est étonnant de voir à quel point les personnes réfugiées peuvent être au courant des failles et astuces de la loi. Elles savaient très bien que cette possibilité existait, elles savaient aussi que ça n’irait pas de soi.

La première entrevue s’est déroulée à l’école et à peine les avions nous vues toutes ensemble que la question de la réalité de leur filiation ne se posait plus : elles se ressemblent étonnamment, mêmes yeux, mêmes cheveux, même allure, même finesse, même grain de peau…

Nous n’avons pas pu les séparer, et il serait trop long de détailler ici le pourquoi et le comment. Il suffit de savoir que la loi est ainsi faite que toute tentative de se soustraire à son application entraîne de lourdes sanctions et notamment la pertes des quelques très rares droits dont elles disposaient encore. Nous n’avons pu, pour prévenir leur départ, que prendre le numéro du téléphone portable dont Eminé, la maman, ne se sépare jamais. Mais nous les avons eues chez nous. Nous avons passé avec elles une des plus belles journées de notre vie. Les filles sont gaies, enjouées, très respectueuses les unes des autres, s’écoutent, font de gros efforts pour parler correctement, traduisent tout ce qu’elle peuvent pour la mère qui elle, a plus de difficultés.

Comme je ne sais rien du Kosovo, même pas où ça se trouve, j’ai farfouillé sur internet pour me faire une idée. J’apprends que les Serbes ont de gros problèmes là-bas, que les albanais ont brûlé beaucoup de maisons serbes ces dernières années et que beaucoup de serbes ont été tué dans des émeutes locales. J’imagine qu’elles sont serbes et que leur maison a brûlé dans ces évènements. Et tout cela est faux…

Voici ce que nous avons appris ce premier jour.

Le père est mort. Donika m’a raconté qu’il avait une maladie de coeur, qu’il aurait fallu l’opérer, mais qu’il n’avait pas d’argent et l’opération coutait cher (50,00 € m’a-t-elle dit avec l’air de trouver que ça faisait effectivement beaucoup – Donika a 10 ans…). Il a demandé à ses frères de lui en donner mais ils ont refusé, alors il est mort. Comme ça.

En me disant ça elle n’est pas triste, ou plutôt si, elle l’est, mais elle n’est pas effondrée. Elle raconte que la fin de son père a duré longtemps, qu’il avait tout le temps très mal dans le bras, que les efforts l’épuisaient. Elle me dit aussi «tu sais, il buvait beaucoup. Pourtant il était arabe mais il buvait quand même» J’ai compris que «arabe» ça voulait dire «musulman» dans son esprit. Elle ne sait pas bien parler de sa religion en français. Et puis peut-être que quelqu’un lui a dit que c’étaient les arabes qui étaient musulmans. Elle me raconte qu’il a parlé à ses filles et qu’il leur a dit qu’il ne fallait pas le regretter ni être triste après sa mort. C’est en partie pour lui obéir qu’elle ne fait pas mine d’être triste.

Donika me dit que c’est son oncle qui a incendié la maison. Elle dit qu’il était drogué et qu’il est fou et qu’il a mis le feu.

Chez nous, on parle longuement avec Eminé la maman, qui est venue avec un papier reçu le matin même du tribunal de Grenoble et qui lui signifie en termes compliqués que sa demande de suspension de l’assignation à résidence lui est refusée parce qu’elle n’est pas parvenue dans les délais impartis de quarante-huit heures. Sa situation m’a été longuement expliquée la veille au soir par Mauricette qui connait bien les dossiers des réfugiés. Je suis maintenant mieux à même de l’apprécier.

La famille Muslija est arrivée en France il y a deux ans et demi, certainement amenée par des «passeurs». Elle est depuis ce temps dans une situation de demande d’asile. Cette demande a été refusée parce que la situation de la famille ne correspond pas aux critères : elles sont Albanaises, qui est l’ethnie largement majoritaire au Kosovo (et non serbes comme j’avais imaginé), et musulmane, qui est la religion majoritaire également. Elles n’encourent donc pas de risque au titre de leur appartenance à un groupe menacé. Par ailleurs, n’étant ni porteuses de maladies lourdes qui ne pourraient être soignées qu’en France, ni handicapées, elle ne peuvent bénéficier d’autres dispositifs de protection. La seule chose qu’elle puissent invoquer, c’est leur état de faiblesse et leur isolement (une femme et ses filles mineures), mais ça, ça ne constitue pas une difficulté suffisante pour obtenir un permis de séjour.

Eminé n’exerçait aucune profession au Kosovo et n’a aucune expérience professionnelle dans aucun domaine.
Elles sont sous le coup d’une OQTF : Obligation de Quitter le Territoire Français, depuis juin 2012. Elles auraient pu accepter ce retour et recevoir de l’argent pour rentrer au Kosovo. Elle ne l’ont pas fait. (Je dis toujours «elles» parce qu’il me semble qu’elles prennent leurs décisions ensemble. Eminé, la maman, ne lit ni ne parle suffisamment bien le français pour agir seule. Elle doit donc recourir aux traductions de ses filles pour tous les actes de la vie et il n’y a pas de doute que les décisions sont prises et soupesées ensemble.)

À table, elles disent qu’elle n’ont pas tellement faim. C’est juste de la délicatesse et du respect : il ne restera presque rien de la salade de tomates, du pot-au-feu, ni du pain dont elles se font de grandes tartines.

On parle de tout et de rien. On va sur internet voir à quoi ressemble la ville où elles habitaient. Elles me disent que là-bas, elles avaient faim, rien à manger, que tout est affreusement cher. Quand même, elles sont intéressées de revoir l’école, le quartier, la ville…

On parle du Kosovo. J’ai appris deux ou trois choses. Elles n’aiment pas les serbes, ce qui peut se comprendre… On parle des rapprochements entre le gouvernement du Kosovo (indépendant mais reconnu par 27 pays seulement – dont la France – sur la planète) et celui de la France. Le premier ministre du Kosovo est en France à ce moment. Elles ne semblent pas attendre de grands résultats de ces évolutions.

On parle avec les filles de l’islam, de la mosquée – quelqu’un leur a dit qu’il n’en existait pas à Annecy – et des interdits religieux qui les font un peu rigoler.
On parle de l’assignation à résidence, de ses contraintes particulières. Emine doit aller tous les jours au commissariat de police pour signer. On parle des actes quotidiens, de la lessive par exemple. Elles peuvent laver leur linge à la machine payante du foyer mais ça coûte très cher. Pour la nourriture, elles sont passées par des moments difficiles et elles ne doivent leur survie qu’à la charité et l’entr’aide de beaucoup de gens, une nébuleuse où on retrouve le Secours Catholique, les Restaurants du Coeur, le Réseau Education Sans Frontières et bien d’autres encore, et des particuliers comme nous qui ne savent pas que faire ni comment s’y prendre.

On cherche des mots dans un dictionnaire Franco-Albanais, on essaye d’en prononcer, c’est très compliqué et puis ça n’est pas tout à fait pareil là d’où elles viennent… Ça les fait rire.
J’essaye de compléter mes informations toute neuves sur le Kosovo, de me faire expliquer ce que c’est l’Albanie, les Albanais du Kosovo et les Albanais d’Albanie, les Serbes du Kosovo, les Serbes de Serbie, les Serbo-Croates… C’est très compliqué et rempli d’histoires affreuses dont nous n’avons eu que les scories ici. J’ai commandé un livre pour essayer de comprendre, «La traque, les criminels de guerre et moi» de Carla del Ponte qui vient de sortir. Mais je ne l’ai pas encore reçu.

La semaine suivante, on recommence. Vendredi soir, elles viennent à la maison et on parle. J’ai plein de questions, et puis il y a eu une réunion avec RESF mercredi où j’ai entendu de drôles de gens militer pour de drôles de choses. Je suis maintenant convaincu que le plus important pour cette famille, c’est qu’elle puisse se construire un futur, un avenir, n’importe lequel, mais quelque chose qui dépasse la peur d’être raflée au petit matin.

On parle.
Je leur demande pourquoi elles ne veulent pas repartir au Kosovo. Je leur dis que je ne sais pas quoi faire pour les aider, qu’il faut que Eminé ait un travail ou une activité, qu’il faut qu’elle déclare qu’elle veut travailler, se rendre utile, faire quelque chose… Elle est engourdie par la vie épuisante et démoralisante qu’elle mène. On le serait à moins. Je ne sais pas comment elle a vécu la mort de son mari et d’ailleurs ça ne me regarde pas, mais si je comprends bien, depuis elle n’a connu que la misère au Kosovo, puis la venue en France en clandestinité, puis la demande d’asile, le soutien par des associations… Du coup, elle a perdu un certain ressort. Je lui dis qu’il faut qu’elle donne l’impression d’être forte et déterminée. Forte, je vois bien qu’elle l’est, mais elle semble un peu vague. Elle rit. Les filles pleurent très vite dès que je parle d’un retour au Kosovo. Elles disent que rien n’est possible là-bas, qu’elles aiment l’école ici, qu’elle veulent faire leur vie ici.

Samedi elles viennent toute la journée, dévorent littéralement le petit-déjeuner. On fait la cuisine ensemble et pendant que ça cuit je parle avec Eminé. Elle me dit sa situation au Kosovo. Son père travaillait à la mosquée mais il est âgé et il est pensionné. Il a été brutalisé par le frère de son mari défunt. Apparemment il est tout à fait psychopathe. Il a fait l’objet de plusieurs rapports de police pour des faits de violence plus ou moins sous l’emprise de la drogue et/ou de l’alcool. Eminé dit qu’il veut ses filles. Quand je lui demande pour quoi faire, elle dit qu’elle ne sait pas. Je pressens qu’il y a d’autres choses, qu’elle ne dit pas, qui ne se disent pas facilement et encore moins à un homme.

Plus tard, elle me dit pour les passeurs, le voyage en camion, le prix… Exorbitant !
Je lui demande si elle a tout payé ou bien si elle doit encore quelque chose. Elle dit qu’elle ne doit plus rien.

A table on ne parle plus de ça. Il fait beau. On marche jusqu’à l’impérial. Elle n’y sont jamais allées. Sans cesse depuis le Pâquier, elles me montrent le Foyer Georges Bonnet là-haut, sous le Semnoz.
Je les raccompagne au foyer. Chaque fois que je leur dis au-revoir, je crains que ce soit un adieu.

Dix jours ont passé.
Mauricette et RESF (je ne sais pas si ce sont des entités distinctes) ont envoyé une lettre ouverte au préfet pour demander des mesures

Elles sont parties.
Ce matin Eminé a appelé à 6h. «La police est là». Sa voix est terrorisée. Il pleut. La police m’arrête dans le virage sous le foyer. Je m’y attendais. Je redescends un peu. J’appelle Eminé. Larmes, sanglots, je ne comprends plus rien, je pleure moi aussi. Je promets n’importe quoi. Je rappellerai. J’appelle n’importe qui n’importe quoi, des gens qui ne sont pas là, des répondeurs. Je m’aperçois que mon organisation est lamentable que j’ai noté sur des bouts de papiers des numéros de téléphone importants et bien sûr je les ai perdus et je pleure de rage contre moi-même et de ne rien pouvoir faire. Je les rappelle. Je peux toujours faire ça… Elles sont dans le camion de CRS que je viens de voir passer. La voix est calme, résignée «On va a l’avion». Je lui dicte mon adresse et lui fait promettre de m’écrire la sienne dès qu’elle en aura une là-bas. Pour l’instant elle n’en a pas, juste le nom de la ville… J’appelle à Lyon, n’importe qui encore une fois. Des journalistes au petit bonheur, lorsque finalement l’un d’entre eux me rappelle j’arrive à peine à parler tant l’émotion m’étouffe, le très faible espoir que quelqu’un va pouvoir faire ne serait-ce qu’un geste. On parle. J’explique qu’elles sont peut-être en train de monter dans l’avion à l’instant même, qu’il faudrait essayer de faire des photos de ça, qu’on ne peut pas laisser faire ça sans le montrer. Il entend, il comprend. C’est drôle comme on sent quand les gens comprennent, que d’un coup on parle à une personne et pas à un numéro de téléphone… Les gens appellent maintenant, il est moins tôt, les machines se mettent en marche, mais tout le monde est un peu assommé par la nouvelle. L’avocate dit qu’il n’y a plus de recours légaux, qu’ils sont épuisés. Je le savais bien sûr, mais, sait-on jamais ? À mesure que les appels arrivent, l’évidence est de plus en plus forte : c’est trop tard, on ne peut rien faire de plus maintenant.
J’écris au ministre. C’est simple : il y a une boîte pour ça sur le site du ministère de l’intérieur. Je lui dis que je crois en ce gouvernement, que j’ai voté pour lui, que j’ai confiance et qu’il ne peut pas laisser faire ça.
J’appelle St Exupéry. Il est onze heures. L’avion est là. Vanessa est au bord des larmes. J’entends qu’elle s’accroche à mon appel comme si je pouvais réellement faire quelque chose. Elle me dit : «J’ai peur, je n’ai jamais pris l’avion». Je réponds «tu vas voir c’est très beau quand on vole au-dessus des nuages», j’entends son sourire. Elle me dit «merci». Je ne peux pas répondre. Jamais merci n’aura été aussi peu mérité.

Nous ne savons pas quoi faire maintenant. Peut-être quelque chose d’utile ?

Pierre Launay – Annecy – vendredi 19 avril 2013

 

Auteur: j.c

Partager cet article :

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.