Le Salève, montagne incontournable du paysage et de l’imaginaire genevois, se retrouve au cœur d’un choix cornélien entre l’exploitation prolongée de ses carrières pour répondre aux besoins locaux de construction toujours plus pressants et leur renaturation pour redonner un peu de souffle à la nature, sur un territoire d’ores et déjà saturé par les activités économiques. C’était tout le débat d’une soirée à Annemasse le 5 novembre dernier :

Le Salève vu de Genève, 6 nov. 2025 ©Benjamin Joyeux
La montagne incontournable du Genevois
Visible depuis presque toute la ville, le Salève est une montagne emblématique de Genève. Tel un « mur » naturel pour la capitale calviniste, il en marque la limite sud, repère incontournable dans le paysage. Agé de quelques 150 millions d’années, le Salève était déjà habité il y a 14 000 ans. Il est donc très présent dans le cœur des habitants de Genève et bien au-delà de tout le bassin genevois.
Dès le 19e siècle, le Salève est un terrain d’excursion particulièrement prisé. A partir de 1830, on y pratique les premières randonnées organisées. En 1892, la mise en service du chemin de fer du Salève, un des premiers trains de montagne au monde, constitue un symbole de modernité et l’ouverture en 1932 du téléphérique rend le sommet de la montagne accessible à tous en quelques minutes. Le mot « varappe » lui-même vient de cette montagne, ayant fait son entrée dans le vocabulaire alpin en 1883 avec quelques grimpeurs genevois épris d’une gorge du Salève portant ce nom.
La montagne est également très présente dans la culture, maintes fois représentée dans les tableaux et les photographies du 19e siècle, symbole d’un espace naturel de liberté accessible aux citadins. Jean-Jacques Rousseau, dont la famille est originaire de Bossey[1], découvre avec le Salève son amour de la nature[2], tandis que Mary Shelley évoque la montagne dans son célèbre Frankenstein[3]. Bien que situé en France, le Salève est donc fondamental dans l’imaginaire genevois.
Une longue histoire de carrières et de contestation
L’exploitation des carrières du Salève remonte au Moyen âge. Elles ont notamment permis de construire la ville de Carouge[4]. A Etrembières ou encore à Monnetier, on y extrayait le calcaire pour y construire les ponts, les maisons et les quais de Genève. Mais l’exploitation à grande échelle des carrières du Salève débute en 1829 avec la famille Chavaz[5] qui en devient propriétaire, jusqu’à aujourd’hui. C’est en 1996 que les carrières atteignent leur étendue maximum sur 66 hectares, sans aucune végétation. Et aujourd’hui, ce sont près de 500 000 m3 de calcaire qui y sont extraits chaque année, dont 20 à 30% servent pour des chantiers de construction à Genève.
La contestation de ces carrières défigurant la nature commence dès le début du 20e siècle, et en 1970, la législation française vient protéger la montagne, mais toujours pas ses falaises. En 1997, une motion du Grand Conseil genevois est adoptée pour tenter d’en réduire l’exploitation tandis que la ministre française de l’environnement de l’époque, Dominique Voynet, signe une Directive de protection et de mise en valeur des paysages du Salève en 1998[6]. Un an plus tard est créée l’Association pour la sauvegarde du Salève (ASSAL) ayant pour but la sauvegarde du patrimoine naturel et paysager du Salève[7].
La relance de la mobilisation

Soirée du 5 novembre dernier au MLK à Annemasse ©Benjamin Joyeux
Alors que l’exploitation des carrières est censée s’arrêter en 2033 pour renaturer les sols du Salève, leur propriétaire semble vouloir la prolonger, puisqu’il resterait encore du matériau à extraire pour 90 ans d’après Henri Roth, historien, qui présentait à Annemasse le 5 novembre dernier l’histoire de la montagne, de ces carrières et de leurs enjeux. En effet, à l’appel de l’ASSAL[8], une assemblée citoyenne transfrontalière a lieu ce soir-là au centre Martin Luther King en présence d’élus, de représentants d’associations et d’habitants provenant des deux côtés de la frontière.
Rappelant notamment que les nuisances sonores provoquées par les carrières sont « terribles pour les gens d’Etrembières et de Veyrier[9] », Henri Roth dit souhaiter « un large et vaste débat en fédérant les forces des deux côtés de la frontière. »
Philippe de Rougemont[10], député au Grand Conseil genevois, prend également la parole lors de cette rencontre pour élargir le débat à la politique économique actuelle de Genève, dont l’attractivité attire encore chaque année 5000 habitants supplémentaires. Des personnes que la ville peine de plus en plus à loger, sans parler de l’ensemble des nuisances environnementales que cette pression exerce. Pour le député vert, l’exploitation du Salève doit aller de pair avec un changement de logique économique, mais c’est un combat positif car « ce n’est pas tous les jours qu’on peut espérer gagner plus de 60 hectares pour la faune et la flore ».
Robert Burgniard[11], conseiller municipal à Annemasse, se dit choqué que l’engagement pris pour renaturer les carrières à partir de 2033, concrétisé par un arrêté préfectoral datant de mai 2003[12], puisse être à nouveau remis en question par les carriers, et que les différents préfets les soutiennent systématiquement.

De g. à dr. Robert Burgniard, Henri Roth et Philippe de Rougemont ©Benjamin Joyeux
Craignant la passivité des autorités face aux exploitants des carrières très bien organisés, les élus et représentants d’association présents à Annemasse ce soir du 5 novembre ont ainsi exploré pendant plus de deux heures toutes les pistes et leviers d’action à disposition des riverains pour tenter de gagner ce combat de la renaturation du Salève.
Ainsi ce dossier des carrières du Salève semble cristalliser parfaitement les tensions de plus en plus grandes entre les besoins économique locaux et les exigences environnementales. Si leur renaturation était bel et bien prévue par les autorités, leur mise en œuvre risque bien de dépendre entièrement de la vigilance politique et citoyenne, comme celle exprimée à Annemasse le 5 novembre dernier. Le Salève, symbole incontournable du paysage genevois, se trouve ainsi au cœur d’un choix territorial majeur pour les années à venir.
Comme l’écrivait le journaliste québécois Pierre Bourgault : « La foi transporte les montagnes. C’est vrai. La raison les laisse où elles sont. C’est mieux. »
Benjamin Joyeux
[1] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Bossey
[2] Lire par exemple https://www.ledauphine.com/culture-loisirs/2025/08/05/jean-jacques-rousseau-un-enfant-au-pied-du-saleve
[3] Voir entre autres https://france3-regions.franceinfo.fr/auvergne-rhone-alpes/haute-savoie/traces-frankenstein-entre-lac-leman-mont-blanc-1519838.html
[4] Sur l’histoire de Carouge, lire https://www.carouge.ch/lhistoire-de-carouge
[5] Lire https://www.carrieresdusaleve.fr/site-du-saleve/
[6] Voir https://sauvegarde-saleve.org/deux-siecles-de-grignotage/
[7] Voir https://sauvegarde-saleve.org/
[8] Ibid
[9] https://fr.wikipedia.org/wiki/Veyrier
[10] Voir https://ge.ch/grandconseil/m/gc/depute/2490/
[11] https://www.annemasse.fr/mairie/conseil-municipal/les-conseillers-municipaux-de-la-majorite
[12] Lire notamment https://www.swissinfo.ch/fre/le-renaturation-des-carri%C3%A8res-du-sal%C3%A8ve-f-n-avance-pas/47678552


