La Suisse dit non aux « limites planétaires »

Ce dimanche, les Suisses étaient amenés à voter pour une initiative écologiste visant à inscrire dans la constitution helvétique le concept de « limites planétaires ». Première mondiale à l’échelle d’un pays, le texte avait pour vocation de répondre aux crises environnementales en encadrant juridiquement l’économie suisse pour qu’elle ne dépasse pas ces seuils biophysiques d’ici dix ans. Plus des deux tiers des votants ont rejeté l’initiative. Décidément, en Suisse comme ailleurs, l’écologie ne semble plus faire partie des priorités politiques, au grand dam d’une partie de sa jeunesse :

Ce dimanche 9 février, il n’est pas tout à fait 15h quand les premiers résultats tombent de l’autre côté de la frontière. L’initiative populaire « pour une économie responsable dans les limites de la planète » est rejetée à environ 70% des voix, le non arrivant largement en tête dans l’ensemble des cantons helvétiques. Instrument de démocratie directe fondamentale en Suisse, l’initiative populaire permet à n’importe quelle personne de demander par référendum la modification de la Constitution fédérale, au sommet de l’ordre juridique suisse, à condition d’être signée par 100 000 citoyen-nes helvétiques[1]. Et le texte voté ce dimanche avait pour vocation d’encadrer l’économie suisse en y insérant le concept de « limites planétaires » via un nouvel article 94a[2], ce qui aurait constitué une première mondiale.

Manifestation pour le climat sur le pont du Mont Blanc, Genève ©Benjamin Joyeux

La planète a ses limites…

Les « limites planétaires », au nombre de neuf, correspondent à des seuils à ne surtout pas dépasser si nous souhaitons garantir l’habitabilité de la planète, c’est-à-dire la possibilité de pouvoir vivre sur Terre dans des conditions qui ne soient pas totalement dégradées[3]. Il ne s’agit pas de lubies d’écologistes mais bien de limites biophysiques décrites par des scientifiques du Stockholm Resilience Center[4] depuis 2009 et qui commencent à être popularisées pour décrire la problématique écologique globale actuelle, qui dépasse de loin le simple changement climatique. Même TF1, chaîne du groupe Bouygues peu connue pour son militantisme environnemental, a consacré en novembre dernier près de sept minutes de son temps d’antenne, à une heure de grande écoute, à ces « limites planétaires »[5]. Changement climatique, érosion de la biodiversité, acidification des océans, pollution chimique… sur les neuf limites planétaires, nous en avons dépassé six et bientôt sept d’après les scientifiques[6]. Cette question a donc de quoi angoisser la jeunesse, et bien au-delà.  

…que l’économie ignore

Les limites planétaires viennent donc heurter de plein fouet la logique économique actuelle de croissance infinie, sur laquelle se basent encore les politiques publiques de l’immense majorité des Etats : budget, PIB, taux d’endettement, inflation… Comme le disait l’économiste américain Kenneth E. Boulding : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. » Tenter de réencastrer l’économie dans les limites planétaires peut donc apparaître comme raisonnable, une idée portée ainsi par les Jeunes Vert-e-s suisses qui ont lancé cette initiative populaire mais qui n’ont pas réussi à convaincre de son utilité.

Un « non » majoritaire qui n’efface pas le problème

Malgré le soutien des écologistes, des milieux scientifiques, de la gauche et même du Parti évangélique suisse, cette initiative populaire « pour une économie responsable dans les limites de la planète » n’a pas su convaincre le reste de la population de son utilité, sachant également que le taux de participation était assez faible, à 37,9%. Les milieux économiques et les partis dits « bourgeois »[7] ont fait campagne durant des semaines contre ce texte, trouvant qu’il allait trop loin, qu’il menaçait la prospérité suisse et que le délai de mise en œuvre prévu, dix ans, était trop rigide[8]. Sur les 2100 et quelques communes suisses, seules une dizaine ont voté majoritairement pour le texte, comme Lausanne à 58% ou encore Fribourg à 53,5%.

Les Jeunes Verts suisses ont réagi ce dimanche dès que les premiers résultats tombaient en déclarant que ce « non » constituait : « une victoire pour les défenseur·euse·s du statu quo, qui ne tiennent pas compte des conséquences des crises environnementales, ignorent les avertissements des scientifiques et souhaitent continuer à faire des profits en sacrifiant nos moyens de subsistance », ajoutant néanmoins que ce texte avait permis de « mener des débats essentiels durant la campagne », les limites planétaires étant « désormais connues du grand public » et « les multinationales et les riches […] identifiés comme les principaux responsables de la destruction de nos bases vitales »[9].

Assises de la transition à Genève, Palexpo, mai 2022 ©Benjamin Joyeux

Une défaite électorale mais peut-être une victoire culturelle ? N’en déplaise aux milieux économiques, il va bien falloir s’atteler à cette équation impossible : maintenir ou non une croissance infinie sur une planète aux ressources finies. Car en 2024, la Suisse avait atteint son « jour du dépassement » dès le 27 mai[10].

Comme l’écrivait André Gorz : « La décroissance est un impératif de survie. Mais elle suppose une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux. [..] La sortie du capitalisme aura donc lieu d’une façon ou d’une autre, civilisée ou barbare. La question porte seulement sur la forme qu’elle va prendre et la cadence à laquelle elle va s’opérer. »

A la fameuse phrase faussement attribuée à Bill Clinton : « It’s the economy, stupid ! », on pourrait à raison rétorquer : « It’s the science, stupid ! ». Merci en tout cas aux jeunes Vert-e-s suisses d’avoir mis la question sur la table, ça nous change des débats sur l’Islam et le wokisme. 

Benjamin Joyeux

[1] Lire https://www.ch.ch/fr/votations-et-elections/initiative/initiative-federale/#quest-ce-quune-initiative-populaire-federale-

[2] Voir https://www.bk.admin.ch/ch/f/pore/vi/vis515t.html

[3] Lire notamment https://theconversation.com/comprendre-la-notion-de-limites-planetaires-145227?gad_source=1&gclid=CjwKCAiA5Ka9BhB5EiwA1ZVtvOHjmW0aCSsfUzJlfB34XbLUaVYTjAnL5AaQsAs75g2UBXnCRS4pjxoCR04QAvD_BwE

[4] Voir https://www.stockholmresilience.org/

[5] Voir cet excellent reportage pédagogique ici : https://www.youtube.com/watch?v=qo91ZSyVQ7o

[6] Lire https://www.novethic.fr/environnement/climat/une-septieme-limite-planetaire-sur-lacidification-des-oceans-en-passe-detre-franchie

[7] Lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Partis_bourgeois#:~:text=En%20Suisse%2C%20on%20d%C3%A9signe%20de,et%20du%20Parti%20bourgeois%2Dd%C3%A9mocratique.

[8] Lire https://www.radiolac.ch/politique/linitiative-pour-la-responsabilite-environnementale-est-mal-partie/

[9] Lire https://jeunesverts.ch/actualites/news/communiques-de-presse/status-quo-statt-zukunft-schweiz-verpasst-chance-fuer-echten-klimaschutz

[10] Le moment où la population suisse a consommé autant de ressources que la biocapacité planétaire est capable d’en produire en une année. C’est-à-dire qu’à partir du 28 mai et jusqu’au 31 décembre 2024, la Suisse a fonctionné à crédit en termes écologiques.

Auteur: librinfo74

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