Grève au Messager: de la nécessité de soutenir une presse locale, libre et indépendante

Ce 1er juin 2023, nous célébrions le 125e anniversaire du groupe Le Messager, titre de presse bien connu des Hauts-Savoyards. Or la veille, le 31 mai, la majorité de son personnel était en grève pour dénoncer la dégradation de ses conditions de travail. Une situation emblématique de l’état actuel du paysage médiatique français. Les journalistes, que l’on adore par ailleurs critiquer, sont pourtant bien souvent les premières victimes d’un modèle néolibéral d’informations de plus en plus sclérosé. Face au déferlement des fake news, au rouleau compresseur des réseaux sociaux et à la voracité de milliardaires intéressés, nous n’avons pourtant jamais eu autant besoin, sur l’ensemble des territoires, d’une presse libre, indépendante et de qualité. Une presse pour lutter contre l’« infobésité », à l’instar du bio contre la malbouffe. Nos cerveaux, comme nos assiettes, méritent la qualité !

  • NDLR : Librinfo soutient totalement la rédaction du Messager dans son combat pour de meilleures conditions de travail

Une institution locale

Le Groupe Le Messager a été fondé à Thonon-les-Bains en 1898 par un certain René Mossu, journaliste et écrivain. Il paraît alors chaque samedi sous le nom « Le Messager agricole, commercial et industriel de la Haute- Savoie ». Il deviendra « Le Messager patriotique de la Haute-Savoie » au sortir de la fin de la Seconde Guerre Mondiale, puis simplement « Le Messager », toujours une entreprise familiale jusqu’à sa revente par Bernard Mossu au groupe La Voix du Nord en 1994. Puis en 2005, au tour du célèbre groupe lillois d’être racheté par le belge Rossel, éditeur, entre autres, du quotidien Le Soir. En 2018, le siège du Messager déménage enfin à Anthy-sur-Léman.

Une barrée du Messager © Benjamin Joyeux

Avec cinq titres et huit éditions (Le Messager (Chablais, Genevois, Faucigny), L’Essor Savoyard (Annecy et Aix/Chambéry), La SavoieLa Tribune républicaine et Le Pays Gessien), Le Messager tire à environ 35 000 exemplaires et compte une cinquantaine de salarié.e.s. Bref, il s’agit d’une véritable institution pour le Chablais bien sûr, mais bien au-delà pour toute la Haute-Savoie.

Des journalistes en grève dans un paysage en crise

Or les 30 et 31 mai, la majorité du personnel du groupe Le Messager, à la veille de son 125e anniversaire, était en grève. Les raisons ? Elles sont clairement énoncées dans le communiqué (voir ci-dessous) des élus du Syndicat National des Journalistes (SNJ), publié le 29 mai dernier : surcharge de travail, stagnation des rémunérations ou encore « dérive marketing » de la stratégie éditoriale du journal. Pour ces derniers : « Quand les journalistes parlent de lecteurs, la direction préfère parler de clients. »

CP du SNJ du 29 mai 2023

Et la dérive néolibérale tant de fois dénoncée dans de nombreux secteurs, en particulier dans les hôpitaux ou les anciens services publics progressivement privatisés comme la Poste, de frapper de plein fouet le monde des médias. Des médias que l’on aime par ailleurs tant détester et critiquer. Or, bien loin des plateaux de télévision parisiens, les journalistes locaux comme au Messager sont bien plus les premières victimes de la marchandisation à outrance de l’information que des néo « chiens de garde »[1] du système. Ces dernières décennies en effet, le paysage médiatique a été plusieurs fois profondément bouleversé. Et ses premières lignes, les journalistes, en ont été les premiers touchés.

De l’apparition à la généralisation d’Internet à partir de la fin des années 90 jusqu’à l’explosion des réseaux sociaux à partir de 2007, sans parler des achats à outrance et phénomènes de concentration[2] de groupes médiatiques entre les mains d’un petit groupe de milliardaires[3], ou encore de l’explosion des coûts de papier et d’impression, la presse, en France comme à l’étranger, n’a eu de cesse de devoir se renouveler. La multiplication des canaux médiatiques a entraîné également la prolifération en continue de l’information, privilégiant de plus en plus la quantité sur la qualité. Rien que pour le PAF (Paysage audiovisuel français, désignant les chaînes de télévision et chaînes de radio hexagonales), alors que l’ORTF[4] ne comptait que trois chaînes en 1973, cinquante ans plus tard, la TNT (Télévision Numérique Terrestre) propose trente chaînes nationales gratuites. Dont cinq chaînes d’information continue qui, sur le modèle de la chaîne américaine CNN[5] créée en 1980, diffusent en boucle des informations filmées 24h sur 24 et 7 jours sur 7.

Dépendance et infobésité

Mais cette prolifération de l’information nous permet-elle d’être mieux informés aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr. Enquête après enquête, on s’aperçoit qu’une majorité des Français ne fait absolument plus confiance aux journalistes et à leur traitement de l’actualité, notamment parce qu‘ils sont perçus comme dépendants des pouvoirs économiques (de leurs actionnaires) ou du pouvoir politique (Pour France TV ou Radio France par exemple. Il faut voir à ce propos les analyses et réactions provoquées par la fin de l’émission radiophonique de Charline Vanhoenacker C’est encore nous ! sous son format quotidien sur France Inter, considéré par beaucoup, avec de solides arguments, comme un contrepouvoir que l’on veut museler[6]).

Aux soupçons de dépendance, s’ajoutent la prolifération et la surproduction d’informations, dont on finit par saturer. Tant et si bien que dès la fin des années 90, un auteur américain, David Shenk, parle d’« infobésité », en comparant notre façon de s’informer avec celle de s’alimenter[7]. Mais contre la malbouffe, des filières bio, locales et de saison n’ont eu de cesse de se développer ces dernières années.

Pour une presse bio : libre, plurielle et locale

Pourquoi ce qui est valable concernant notre assiette ne le serait pas pour notre cerveau, qui mérite d’être nourri par de l’information de qualité ? L’information a besoin d’urgence elle aussi d’être relocalisée, au risque sinon de se transformer définitivement en produit standardisé de consommation, sans ancrage ni saveur, tout juste bon à nourrir un temps de cerveau disponible entre deux publicités et like sur les réseaux sociaux.

Face à la multiplication des chaînes d’info continue, des réseaux sociaux et de l’accaparement des grands titres de la presse nationale et régionale par une poignée de milliardaires plus prompts à bétonner leurs affaires qu’à informer leurs contemporains, il est grand temps de favoriser une information indépendante et de qualité. Qui donne à voir un lieu, un territoire ou même le monde avec un point de vue particulier, localisé et assumé.

L’information n’est pas une marchandise mais notre bien commun, élément essentiel à la compréhension et à l’expression démocratique de notre citoyenneté.

C’est pourquoi le combat des journalistes du Messager nous concerne toutes et tous ! Et chacun à son niveau peut contribuer à la survie et au développement de médias locaux dont la pluralité vient garantir la liberté. Des titres comme Le Faucigny[8] par exemple, ou le site que vous êtes en train de lire, Librinfo 74, ont plus que jamais besoin de vous. C’est une question de survie démocratique.

Comme le disait Thomas Jefferson : « Notre liberté dépend de la liberté de la presse, et celle-ci ne peut être limitée sans être perdue. »

Benjamin Joyeux

* Pour aller plus loin :

Classement annuel de Reporters sans frontière sur la liberté de la presse : https://rsf.org/fr/classement

Ordonnances du Conseil national de la Résistance sur la presse :

https://www.acrimed.org/Petite-histoire-des-ordonnances-de-1944-sur-la

Mission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias :

https://www.senat.fr/travaux-parlementaires/structures-temporaires/commissions-denquete/commissions-denquete/commission-denquete-concentration-des-medias-en-france.html

[1] Expression de Paul Nizan reprise par le journaliste du Monde diplomatique Serge Halimi pour dénoncer les connivences entre certains journalistes et le pouvoir politico-industriel dans un essai du même nom publié en 2005 : https://www.babelio.com/livres/Halimi-Les-nouveaux-chiens-de-garde/12314

[2] Pour savoir qui possède quoi, voir l’excellente carte du Monde diplomatique : https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/PPA

[3] Lire notamment https://laviedesidees.fr/La-concentration-des-medias-contre-la-democratie

[4] Office de radiodiffusion-télévision française : https://fr.wikipedia.org/wiki/Office_de_radiodiffusion-t%C3%A9l%C3%A9vision_fran%C3%A7aise

[5] Pour Cable News Network.

[6] Voir par exemple https://www.lemediatv.fr/emissions/2023/france-inter-enquete-sur-les-coulisses-dune-censure-off-investigation-D6rYwj-ORzqwVp3XGiYZuA

[7] Voir David Shenk, Data smog : surviving the information glut, Harper Collins, New York, 1997.

[8] https://www.lefaucigny.fr/

Auteur: Benjamin Joyeux

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