Combien vaut une vie d’enfant ?

Cédric Forcadel, instituteur en Seine Maritime, est l’auteur de cette lettre adressée aux parents et au maire de sa commune :

 

Combien vaut une vie d’enfant ?

Nous sommes désolés…

Nous, directrices, directeurs, enseignantes et enseignants, sommes désolés pour vous les enfants. Désolés de ce que nous allons vous faire subir pendant huit semaines, désolé de ce régime semi-carcéral de privation de liberté que l’on va vous imposer. Rentrée en file indienne, enfants espacés d’un mètre les uns des autres, « lavage de mains ». Installation sur des tables individuelles espacées d’un mètre les unes des autres elles aussi. Pas d’échange de matériel, pas de manipulation, pas d’entraide, pas de travaux de groupe, pas de réunion, donc plus de projet, plus de coopération, plus de vie qui s’épanouit… « Lavage de mains », sortie surveillée dans la cour, sans croiser d’autres enfants, sans ballon, sans jouets que l’on s’échange, sans se toucher, sans plus aucun atelier. « Lavage de mains ». Retour en « classe »… La journée s’écoulera comme celle d’un prisonnier, rythmée par les rituels « lavage de mains ». Routine, contrainte, surveillance… Qu’elle sera loin l’école que vous avez quittée le 13 mars…Qu’ils seront loin « les droits de l’enfant » dont nous avons fêté cette année les 30 ans. Cette célébration était-elle finalement un enterrement ?

Nous sommes désolés…

Nous sommes désolés aussi pour vous, chers parents. Nous savons ce que beaucoup attendaient de ce retour à l’école : pouvoir retourner au travail, poursuivre les apprentissages des enfants et les savoir en sureté. Nous n’arriverons à rien de tout cela. Compte tenu de nos moyens humains, nous ne pourrons pas accueillir vos enfants à l’école tous les jours, certaines écoles ne pourront le faire qu’un jour par semaine en moyenne. Toute cette organisation, tous ces risques (nous y reviendrons), toute cette horripilante et inhumaine machine à gaz pour… un seul jour d’école par semaine par enfant ! Enfin, d’école… d’inhumaine garderie plutôt ! Vous aurez donc, pour beaucoup d’entre vous, à trouver comment garder votre enfant 2, 3, voire 4 jours ouvrés sur 5, car dans beaucoup de petites communes, faute de moyens, il n’y aura ni étude ni 2S2C.

Nous sommes désolés de ce que cela impliquera pour vous. Cette « reprise » ne permettra pas non plus à vos enfants de combler le retard pris sur une année scolaire normale. D’une part, parce qu’on ne rattrape pas quatre mois en six jours et d’autre part parce que comme notre hiérarchie l’a répété, avec bon sens pour une fois, il nous faut considérer que les apprentissages nouveaux se sont arrêtés vendredi 14 mars et qu’il nous faudra, collectivement, en tenir compte lors de la rentrée de septembre. La période actuelle, qu’elle soit en présentiel ou en distanciel, ne doit servir qu’à entretenir les acquis.

Nous craignons, hélas et surtout, que ce retour à l’école ne s’accompagne d’une prise de risque sanitaire insensée. C’est avec honnêteté et gravité que nous vous le disons : nous ne pourrons pas, malgré toute notre bonne volonté, assurer le strict respect du protocole sanitaire défini par le gouvernement. Nous travaillons, chacune et chacun, toutes et tous, à organiser une structure qui, en théorie, pourrait permettre ce respect.

Mais nous ne vivons pas « en théorie », dans cet univers imaginaire où tout se déroule comme nous l’avions programmé.

Nous vivons dans un univers bien plus riche, bien plus imprévisible : le « réel » ! Et dans ce réel, les enfants, comme les adultes, ne respectent pas toujours les règles. Les enfants attendent avec impatience de retrouver leurs camarades. Qui peut sérieusement imaginer qu’ils seront capables, huit heures par jour, de respecter tous les gestes barrière, toutes les consignes données, toutes les mesures de protection et toutes les distances de sécurité ? Qui peut sérieusement penser que les enfants pourront réprimer leurs envies et leurs besoins de contact, de chaleur, de câlins et d’humanité ?

Aucune école n’est capable de freiner une épidémie de poux, de gastroentérite ou de grippe… Alors sommes-nous prêts à tenter ce coup de poker avec un virus qui, en France, a déjà fait plus de 25 000 morts ?

Nous sommes désolés…

Nous sommes désolés pour nous aussi de participer à cela, de prendre part à cette organisation insatisfaisante, déshumanisante et potentiellement dangereuse. Nous sommes désolés de nous faire les complices d’un fonctionnement qui nous révulse. Nous participons pour beaucoup d’entre nous à l’accueil des enfants de soignants depuis le début de cette crise et chaque jour depuis le 16 mars, tous ceux et toutes celles parmi nous qui le pouvaient sont allés dans leur école ou dans d’autres qui avaient besoin d’eux. Jusqu’à présent, nous pouvions être fiers de ce que nous faisions, car les enfants que nous recevions étaient bien traités et passaient des journées, certes moins bonnes qu’en temps normal, mais qui étaient loin d’être désagréables.

À partir du 12 mai, ces enfants seront traités comme des poulets en batterie. Leur liberté de discuter, de jouer, d’échanger, de partager, de se déplacer, de construire et d’apprendre ensemble, sera réduite à néant.

Le traitement que nous leur réservons est indigne et contraire au respect des droits des enfants. Nous avons honte. Honte de participer à cela avec les enfants des autres alors que nos propres enfants resteront souvent chez nous, en sécurité, physique et psychologique.

Nous aimerions pouvoir nous rassurer en nous disant que rouvrir dans ces conditions, c’est aider les familles à reprendre le chemin du travail… Mais en n’accueillant pas les enfants tous les jours de la semaine, nous savons que ce ne sera même pas le cas.

Et surtout… Faire subir aux enfants ce que nous allons leur faire subir, cette fausse école sans âme ni échange, ce lieu où le commun n’existera plus, où le lavage (des mains) sera plus important que le partage, leur faire subir cela vaut-il le gain de la reprise (très partielle) du travail ?

Combien vaut une vie d’enfant ? Combien vaut la santé, physique et psychologique, d’un enfant ?

Si nous avions considéré qu’elle n’avait pas de prix, nous n’aurions pas rouvert. Cette décision, hélas, ne nous appartenait pas.

 

Cédric Forcadel

Auteur: Sylvie Touleron

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3 commentaires

  1. Parce qu’en ce moment, les enfants sont au Club Med avec piscine matin et soir et buffet à gogo. Vous vous moquez de qui Madame. Un peu de courage et posez-vous les bonnes questions de savoir comment faire pour que cette période se passe au mieux pour les enfants Mais pour cela il faut avoir de l’imagination et de l’envie.

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    • Je comprends dans cette réponse que, parfois ou souvent, ce que vont vivre les enfants à l’école ne sera pas pire que ce qu’ils vivent à la maison.
      Effectivement et malheureusement cela peut s’avérer exact.
      Par contre moins pire ne veut pas dire « bien ». L’article que j’ai lu insiste sur le fait qu’il ne faut pas se leurrer.
      S’occuper, des enfants, hors la maison c’est possible mais pas qu’avec le support de l’école. Aurait-il fallu ouvrir des centres aérés, recruter du personnel, trouver d’autres formes de prise en charge des enfants de travailleurs, travailleuses ?

      Faire porter à l’école une mission impossible, cela arrive souvent… Mais là il s’agit de responsabilité sanitaire et c’est une autre chose. J’espère pour ma part que si les consignes ne peuvent être appliquées car inapplicables, les enseignants utilisent leur droit de retrait.

      Pour cadrer des enfants de façon militaire, pourquoi ne pas utiliser les militaires ?

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      • Sur le fond je peux comprendre un certain nombre de points. Mais écrire que la reprise de l’école aura un coût humain, en oubliant de parler des conditions surement inhumaines que subissent un certain nombre d’enfants dans des familles qui ont perdu tout suivi social depuis la fermeture de l’école est également très grave.
        Dans quelques mois, peut-être connaîtrons nous le nombre d’enfants morts sous les coups de leurs parents, dans l’indifférence générale, parce que l’Ecole aura été absente et n’aura pas fait ce travail de lien social indispensable.
        Les dispositions du gouvernement sont clairement imparfaites, loin d’une réalité de terrain. Mais si chacun avait conscience de ce qu’on va découvrir au deconfinement, on se poserait sûrement moins de questions. Si la reprise de l’école, puis des centres aérés et structures de quartiers permettent d’en sauver quelques-uns, cela n’aura pas été inutile. Penser que l’on peut laisser ces enfants livrés à eux-mêmes, sans échappatoire, sans structure de protection, dans une cellule familiale destructrice, jusqu’en septembre est tout aussi irresponsable.

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